Ainsi flagrante division marque actuellement la société égyptienne. « Un clivage s’est opéré entre les citoyens juste après le déclenchement de la révolution, et cela devient de plus en plus inquiétant et dangereux », dit Gamal Tawfiq, employé qui n’était présent ni à Tahrir ni devant l’Ittihadiya. Il a participé à la révolution, mais ne s’attendait pas à voir un jour les révolutionnaires se diviser en deux camps. D’après lui, ce qui a aggravé les choses, c’est ce discours prononcé par le président devant Al-Ittihadiya. Pour Tawfiq, Morsi a entamé la scission lorsqu’il a décidé de s’adresser à un seul camp : ses partisans, en majorité des islamistes, négligeant ainsi les autres qui s’opposent à lui. « Il aurait pu prononcer ce discours à la télévision par exemple ou depuis son bureau pour montrer qu’il est le président de tous les Egyptiens », poursuit Tawfiq.
Un peu plus loin, la scène se répète avec d’autres Egyptiens et autour du même débat. Devant le Palais de justice, les juges se sont réunis pour contester le plein pouvoir que s’est octroyé le président. Ils ont décidé de faire grève durant 2 jours. « En protégeant les juges, nous garantissons la dignité de tous les Egyptiens. Si les juges perdent leur pouvoir, le pays s’écroulera », scandaient les juges pour s’opposer au dernier coup de force du président. Mais à quelques pas, des pierres sont lancées et des individus accusent les juges d’être des traîtres et des corrompus. Le lendemain, les juges eux-mêmes n’étaient plus d’accord entre eux : « Juges pour l’Egypte », une tendance des Frères musulmans, ont annoncé soutenir les décisions du président alors que les autres magistrats maintenaient leur position et commencent à faire grève.
Assemblée en arrivant aux mains L'union était le mot d'ordre aux premiers jours de la révolution. (Photo: Reuters)
Autre jour, autre combat avec les journalistes. C’est le jour fixé pour leur rassemblement au syndicat afin d’annoncer leur rejet des articles concernant la presse et la liberté d’expression dans la prochaine Constitution. La réunion a commencé dans le calme, mais s’est soldée par la division avec une assemblée en arrivant aux mains.
Cette division des Egyptiens est une conséquence de la chute du régime Moubarak. Avant la révolution de 2011, les Egyptiens partageaient les mêmes souffrances par un comportement passif. Quand ils ont décidé de se révolter, ils l’ont fait ensemble et en masse. Aujourd’hui, ces mêmes citoyens affichent un comportement qui diffère de celui des premiers jours wde la révolution, où l’union était le mot d’ordre. On ne pouvait reconnaître les révolutionnaires, des hommes de l’ancien régime ; les revendications étaient claires, l’objectif était le même, les méthodes et les slogans aussi.
« La rue égyptienne n’a jamais témoigné d’une telle division. On a commencé la révolution par une union de masse pour ensuite nous diviser, quelque temps après la chute de Moubarak », explique l’écrivain Farouq Goweida. « Si la révolution a fait sortir ce que ce peuple a de mieux, petit à petit, les différences, les incivilités et les intérêts de certains, nourris par la politique de l’ancien régime, ont resurgi », poursuit-il.
Mais avec toujours d’un côté, les libéraux taxés d’« athées », et de l’autre, les islamistes. L’entrée dans la vie politique active des Egyptiens, avec les élections parlementaires et présidentielles, en plus de l’absence de la police, du désordre général, des multiples manifestations et grèves ont mené à cet état de profonde division.
Et cela, même au sein d’une même famille. « On parle tout le temps de politique, alors chacun de nous peut avoir un avis différent de l’autre », explique Afaf, traductrice. Elle ne s’entend plus avec son mari, affilié aux idées islamistes. Elle déclare : « Je suis donc une libérale selon les nouvelles classifications en vigueur ». Le couple fait maintenant chambre à part, regarde des émission différentes, pour mieux aiguiser ses arguments sur Facebook et Twitter. Lorsque Afaf descend à Tahrir pour s’opposer au régime, son mari a l’intention d’aller soutenir le président Morsi.
Dans les cafés et les clubs sociaux, c’est le même scénario. Tout comme à la télévision. Les programmes se sont transformés en bataille et les présentateurs font leur possible pour rester neutres, même si l’on devine leur tendance.
Procès contre des symboles Gika, jeune égyptien qui a choisi Morsi aux dernières élections, n'a jamais pensé qu'il allait rendre son dernier ouffle en s'opposant à lui.
La presse ne fait pas exception. Si dans un quotidien gouvernemental on peut lire des « Décisions révolutionnaires d’un président audacieux », un autre, le même jour, titrera : « Le président transgresse la démocratie et se donne des pouvoirs absolus ». Ceux qui se sont opposés au dernier décret présidentiel sont qualifiés de traîtres. Certains ont même osé intenter des procès contre des symboles de l’opposition, à l’exemple de Mohamed ElBaradei, des figures de la révolution égyptienne.
« Les manifestants du mardi 27 novembre n’ont pas échappé à ce genre d’accusations. D’après des dirigeants des Frères musulmans, la place Tahrir n’était pas seulement remplie de révolutionnaires. Il y avait aussi beaucoup de feloul (partisans de l’ancien régime) qui abusent de la situation actuelle », dénonce Karim, un jeune révolutionnaire.
« Espèce de libéral ! », « Tu n’es qu’un Frère musulman ». Ces insultes sont lancées au moindre accrochage de la vie quotidienne. « Ce n’est pas toi qui as choisi Morsi ? », entend-on par exemple lors d’une discussion sur la hausse des prix chez un marchand de fruits.
A commencer par la politique et arrivant jusqu’au plus petit détail de la vie, les Egyptiens se sont divisés : l’annonce du décret constitutionnel, le retour de l’Assemblée du peuple, la mise à l’écart du procureur général et sur d’autres sujets, personne n’est d’accord. Même pour le retour du Championnat national de football, il y a divergence. « Un véritable gâchis, car tous ces Egyptiens qui s’opposent aujourd’hui étaient tous d’accord hier pour réclamer le changement. Je pense que les gens sont arrivés à une telle scission parce que le changement n’a pas eu lieu. Peut-être faudra-t-il attendre encore quelque temps pour que les choses se calment », conclut Saleh, vendeur de journaux.