« Je n’ai pas trop envie, mais je le fais pour lui faire plaisir ». Combien de femmes ont lancé cette phrase ?! Par devoir ou par obligation ? La limite est souvent invisible. Car, dans le lit conjugal aussi, bien des viols se produisent. Le mot semble fort, choquant, surtout dans notre société. Et pourtant … Quand l’agresseur est le partenaire, le crime devient d’autant plus tabou, presque indicible. Certaines femmes se sentent obligées de se donner à leur mari quand il en a envie, soit par devoir conjugal ou par soumission, ou encore de peur de briser le couple et la famille qui s’est construite autour. Le manque de désir est tabou. Il est passé sous silence aussi parce qu’il génère de la culpabilité. Beaucoup de femmes ne comprennent pas pourquoi elles n’ont plus envie de leur mari comme avant, alors qu’elles l’aiment toujours. Elles se forcent et continuent à faire des concessions pour que le couple fonctionne. « Je cède souvent, mais je fais en sorte que ça se fasse rapidement pour être débarrassée », dit l’une. « Pour moi, c’est un devoir conjugal, voire une corvée. Parfois quand je dis non, ce sont des reproches : il ne cesse de dire que je suis frigide, pas normale, qu’il divorcerait si je n’acceptais pas », déplore l’autre.
La question hautement sensible du viol conjugal a récemment fait la une des journaux en Egypte lorsque Nada Adel, propriétaire d’une marque de mode, s’est rendue sur Instagram le 18 juin pour parler des allégations de viol conjugal contre son ex-mari, le chanteur Tameem Younès. Quelques mois plus tôt, pendant le Ramadan, le sujet était abordé dans le feuilleton Leabet Newton (le jeu de Newton) lorsqu’un épisode a dépeint l’un des personnages tentant de s’imposer à sa femme. L’actrice Mona Zaki, qui a joué la femme dans la scène de viol conjugal, a ensuite expliqué à quel point elle était heureuse de faire la lumière sur ce tabou et a expliqué que les jeunes filles doivent savoir que leur corps est le leur, même après le mariage. « Nous ne sommes pas des animaux. Même les animaux ne font pas ça », a-t-elle déclaré lors de l’émission Al-Hékaya, diffusée à la chaîne MBC Masr.
On ne peut pas violer son épouse !
Cependant, c’est la vidéo de Nada Adel qui a fait passer le débat des écrans de télévision à la réalité, avec de nombreuses personnalités égyptiennes appelant désormais à un changement législatif urgent. « Violer sa femme, c’est la même chose que violer une inconnue ou une petite amie, et le violeur est un criminel parce qu’il viole les droits humains en violant le corps d’une personne », a tweeté l’actrice Somaya Al-Khachab. Dans la vidéo émotionnelle qui est devenue virale depuis sa publication sur Instagram, Nada Adel a exprimé sa tristesse car le viol conjugal n’a pas été criminalisé en Egypte. Elle a expliqué qu’il lui avait fallu un an pour confronter son ex-mari qui, selon elle, l’avait violée, et qu’elle n’avait pas pu engager de poursuites contre lui. Elle a expliqué que son objectif de la publication de la vidéo était d’aider à catalyser des changements juridiques qui pourraient éventuellement entraîner la criminalisation du viol conjugal. Alors que beaucoup ont sympathisé avec la victime, d’autres se sont moqués de ses allégations sous prétexte qu’il n’y a pas de viol entre époux et que la notion de consentement à l’acte sexuel est caricaturée. « Chérie, es-tu d’accord pour faire l’amour ? Si oui, veux-tu bien me signer ce formulaire de consentement ? », ironise Karim, un homme marié. « L’épouse doit satisfaire le désir sexuel de son mari chaque fois qu’il le manifeste, car c’est son droit. Et celle qui refuse d’avoir des rapports sexuels avec son conjoint commet un péché », lance le prédicateur Abdallah Chokri, tout en citant le hadith du prophète qui dit : « Si un homme invite sa femme à avoir un rapport avec lui, qu’elle s’y refuse et qu’il passe la nuit en colère contre elle, les anges ne cessent de la maudire jusqu’au matin ».
Selon une étude publiée par l’Onu, le foyer est l’un des endroits les plus dangereux pour les femmes et environ 35 % des femmes dans le monde ont subi des violences physiques et/ou sexuelles dans leur vie, alors qu’Amnesty International estime qu’une femme sur trois a déjà été contrainte à un acte sexuel de la part de son conjoint. Mais en Egypte, il est difficile, voire impossible, d’établir un chiffre précis concernant ces crimes toujours empreints de tabous. Il n’existe qu’une seule étude, faite par le Centre égyptien d’aide juridique pour les femmes, qui a révélé que 10 % des femmes sont victimes de viol conjugal.
Mythes et préjugés
Nehad Abolkomsan, avocate et présidente du Centre égyptien des droits des femmes (ECWR), précise que juridiquement, le viol n’est applicable que si la relation entre les deux parties est illégitime, ce qui rend le viol conjugal impuni. « Le terme viol conjugal en lui-même n’est pas encore bien compris. Pourtant, rien dans le contrat de mariage ne prouve qu’il est permis de forcer des rapports sexuels ». Fadia Abou-Chahba, sociologue au Centre national des recherches sociocriminelles, estime de son côté que la notion de consentement est fragilisée par les stigmates du devoir conjugal. A l’origine, le couple se base sur un don de soi, un dépassement de l’égoïsme et du calcul personnel. Alors pour certaines femmes, avoir un rapport sexuel fait partie des sacrifices ordinaires même si le désir s’étiole. « Traditionnellement, la femme doit se sacrifier corps et âme pour le fonctionnement de la famille. La procréation est importante, mais le plaisir et le désir féminins sont minimisés dans notre société patriarcale où le plaisir de l’homme passe avant tout », explique-t-elle. Et certains hommes n’ont pas conscience de cette forme de violence dont ils peuvent faire preuve. Ils pensent qu’ils sont dans leur bon droit. Or, rien ne dit que la sexualité féminine est passive, si ce n’est le mythe, les préjugés cultivés au fil des millénaires.
Céder sans consentir ou culpabiliser ?
Pour les hommes comme pour les femmes, le mot viol semble trop fort. « Parfois, je fais semblant de dormir pour qu’il me laisse tranquille. En vain. Quand je dis non explicitement, il se vexe, et moi, je culpabilise », raconte Maya, 28 ans. Sarah évoque à son tour le chantage affectif de son mari lorsque le désir n’était pas là, après son accouchement : « Tu ne m’aimes pas, du coup, je vais être obligé d’aller voir ailleurs ». Dr Imane Abdallah, conseillère conjugale, illustre à quel point le chantage affectif, la culpabilisation de la victime et le harcèlement moral et sexuel sont inhérents au viol conjugal, à son mécanisme. Ces violences psychologiques préparent la victime, alors épuisée, à céder. Mais selon Abdallah, céder n’est pas consentir. Et c’est aux hommes de comprendre les signaux faibles envoyés par les femmes.
Les hommes se défendent, dit Dr Imane, et parfois, ils se sentent victimes. Tel est le cas d’Ayman, 32 ans, qui se sent frustré d’une sexualité en berne. « On n’a que très peu de rapports, je jeûne pour contrer la frustration, parfois, j’ai des attitudes d’ados », déplore ce père de 2 enfants, qui a peur de tomber dans l’adultère et refuse encore de se remarier parce qu’il aime sa femme.
Face à ces questions, l’institution d’Al-Azhar s’est efforcée de corriger certains malentendus autour de la position de l’islam sur la relation conjugale. « Des coutumes et traditions erronées restreignent le droit de jouissance au mari quand il le souhaite et en privent la femme, alors que la charia a donné ce droit aux deux époux. La sourate Al-Baqara, verset 187, dit : Elles sont des vêtements pour vous et vous êtes des vêtements pour elles », explique Dr Ahmad Al-Tayeb, le grand imam d’Al-Azhar. Et d’ajouter : « Donc, l’homme et la femme sont égaux dans l’intimité. Le prophète a dit à l’homme : Ton corps a un droit sur toi et ton épouse a un droit sur toi. Il souligne ainsi la force du désir masculin et féminin et n’oublie pas le droit des femmes à satisfaire leurs propres pulsions ». Malheureusement, ces messages, selon Dr Al-Tayeb, ont souvent été mal compris et interprétés dans le sens d’une domination des hommes sur les femmes : les hommes imposent et les femmes disposent. Du coup, beaucoup de femmes musulmanes vivent la sexualité comme un devoir.
Ayant du mal à employer le mot « viol » qui lui paraissait trop fort et déplacé, Amna Nosseir, professeure de théologie et de philosophie à l’Université d’Al-Azhar, assure que le mariage est une union intime, sacrée et spirituelle. « La sexualité n’est pas le centre de la vie, c’est la cerise de l’entente conjugale. La sexualité n’est pas obligatoire, mais recommandée. Un hadith rapporte que le prophète, interrogé par ses compagnons sur la sexualité, répondit : L’acte sexuel qui est accompli par l’un de vous constitue une aumône. Donc, la sexualité a une double dimension : donner à l’autre et recevoir de l’autre. C’est une énergie dynamique qui circule dans le couple », conclut-elle. Une énergie qui, malheureusement, vire parfois au cauchemar.
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