« Enfin, nos voix ont été entendues et nos rêves sont réalisés ! ». Les pêcheuses du lac Borollos au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh, l’un des plus grands lacs naturels du pays, ne cachent pas leur satisfaction. « On n’attrape plus de poissons à mains nues. Plus de cannes à pêche courtes pour prendre de petits poissons au bord du lac et plus de bouées qui ne signalaient pas notre présence. Aujourd’hui, la situation a changé et cela a eu un impact positif quant à notre participation à la prise de décision et notre engagement dans le processus en milieu aquatique et marin à différents niveaux », disent-elles. La raison de cette satisfaction ? Elles viennent de recevoir une nouvelle gamme de matériels de pêche. Quelques-unes se sont donné rendez-vous tôt le matin pour échanger des nouvelles, discuter ou encore renouveler leur bateau. D’autres ont reçu des filets de pêche et des vestes pour les aider dans leur travail, et surtout les protéger du froid. La plupart portent de nouvelles bottes ou kozlok (selon le langage jargon).
Le protocole a été mis en oeuvre et signé au début du mois de mars 2021. (Photo : Mohamad Abdou)
Ce changement a eu lieu grâce à l’initiative intitulée « Bar Amane » (point de sécurité) lancée par le président Abdel-Fattah Al-Sissi, fin 2020. « Notre objectif est d’accorder plus d’intérêt aux petits pêcheurs, d’assurer leur protection sanitaire et sociale et de permettre l’autonomisation économique de ces citoyens, sans discrimination de sexe », affirme Névine Al-Qabbag, ministre de la Solidarité sociale. Le plan d’action de l’initiative a été mis en oeuvre et signé début mars par le ministère de la Solidarité sociale, le ministère de la Santé, le ministère de l’Agriculture, en coopération avec l’Organisme général pour le développement de la richesse piscicole, et de différentes ONG dans les quatre coins de la République.
Financée par le fonds Tahia Masr, cette initiative a pour but de soutenir les petits pêcheurs en leur fournissant le matériel nécessaire pour qu’ils puissent exercer leur profession en toute sécurité: cannes à pêche, 4 kilos de filets pour chaque personne, des bottes (ou kozlok), une salopette, un gilet en cuir, des gants, une jaquette avec capuche, afin de les protéger du froid. « Dans les mois à venir, je vais avoir un bateau dont je serai la propriétaire, le rêve de ma vie », lance avec joie Bourayeka, une femme divorcée. Cette dernière a commencé très jeune à faire de la pêche à mains nues (un métier qui se perpétue de mère en fille). « Au début, je ne savais pas nager, mais je me suis entraînée en plongeant dans des endroits peu profonds avec ma mère, ma grand-mère et mes voisines. Puis, je me suis lancée dans l’aventure », poursuit Bourayeka, qui habite le village Borg Méghézeil, situé au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh.
Priorité aux femmes
Le protocole a été mis en oeuvre et signé au début du mois de mars 2021.
(Photo : Mohamad Abdou)
En effet, les responsables ont vu la nécessité de commencer par les femmes qui font de la pêche à mains nues dans le lac Borollos. Leur nombre est estimé entre 700 et 1000 pêcheuses, et leur âge varie entre 60 et 80 ans. Elles sont veuves, divorcées ou leurs époux souffrent de handicap. La raison est que la vie économique et sociale de ces femmes pêcheurs est très difficile. « Comme les poissons se font de plus en plus rares au bord du lac, nous devons aller plus loin pour en attraper », dit Asmaa, qui doit travailler pour subvenir aux besoins de ses enfants, surtout après la mort de son époux. En outre, ce métier présente des risques pour la santé: douleurs lombaires, mal de dos, arthrose, rhumatismes inflammatoires, irritations, brûlures, allergies, surdité et d’autres affections médicales, en plus de la fatigue et le stress… Des maladies qui affectent particulièrement les personnes âgées, mais qui touchent les jeunes filles qui pratiquent ce métier. « Ce protocole a été mis en place pour résoudre les problèmes de quelque 42000 pêcheurs et 86000 travailleurs de la pêche dans les quatre coins de la République, et ce, en leur fournissant tout le matériel nécessaire pour pratiquer la pêche, dont 20000 bateaux et 10000 camions frigorifiques qui serviront à transporter les poissons pêchés jusqu’aux principaux marchés ou commerçants et distributeurs. Le coût de ce protocole, qui s’élève à 50 millions de L.E., est financé par le fonds Tahia Masr », dit avec précision Dr Mervat Sabrine, conseillère en assurance et protection auprès du ministère de la Solidarité sociale.
Le vent souffle en rafales et le lac est un peu agité. On peut voir de loin les pêcheurs qui entretiennent leurs bateaux ou remettent en état les filets. Ils préparent tout le matériel de pêche: casiers, filets, lignes, chaluts… Ils jettent les filets dans le lac Al-Manzala (lagune salée de plus de 180000 hectares de superficie, isolée de la mer par un petit cordon littoral) puis les remontent dès qu’ils contiennent suffisamment de poissons ou de crustacés capturés. On se trouve dans un village de pêcheurs qui s’appelle Ezbet Al-Borg, situé à Damiette. Là, 40000 personnes exercent le métier de pêcheur, dont la plupart sont originaires de ce gouvernorat. Dans ce même endroit vivent et travaillent également de milliers de personnes, des communautés de diverses régions de Port-Saïd, ainsi que d’autres venant des gouvernorats voisins, à l’instar de Daqahliya. Ici, toutes les activités économiques tournent autour de la pêche. C’est un véritable petit monde où grouillent pêcheurs, mareyeuses, transformatrices et revendeuses de poissons. De jour comme de nuit, sous la pluie comme sous le soleil, les hommes, au péril de leur vie, prennent d’assaut la mer, dans le seul espoir de ramener des poissons. Et aux femmes de prendre le relais. Elles trient, lavent, sèchent ou fument les poissons. Les enfants, quant à eux, commencent dès leur plus jeune âge à se familiariser avec le milieu aquatique.
Mettre fin aux difficultés
Le protocole a été mis en oeuvre et signé au début du mois de mars 2021.
(Photo : Mohamad Abdou)
Ces pêcheurs affrontent bien des défis et des problèmes qui peuvent avoir des conséquences sur leurs revenus. Pollution, urbanisation, abus, diminution des surfaces des lacs, les dégâts infligés aux cours d’eau et aux lacs menacent de déstabiliser la diversité des espèces de poissons d’eau douce. Raïs Abdallah sait bien qu’en pêchant dans le lac Al-Manzala, il trouvera des bidons, des sacs en plastique et toutes sortes de déchets. « Le lac est pollué, on y jette des détritus », se désole ce pêcheur de 54 ans. Le lac Al-Manzala abritait des centaines de malfaiteurs et hors-la-loi qui y avaient trouvé refuge parmi les roseaux. « Ce sont ces intrus qui décidaient des horaires de la pêche pour nous, et qui, après une journée de travail ardu, venaient s’emparer de nos prises en nous donnant quelques sous en échange », s’indigne raïs Abdel-Samad, l’un des plus vieux pêcheurs d’Al-Manzala. Autre chose plus grave: la présence de métaux lourds, de sels et d’insecticides dans les eaux des lacs a nettement augmenté. On y trouve même du plomb, du mercure et du fer. Selon Mahmoud Khamis, spécialiste en océans et lacs à la faculté des sciences de l’Université d’Alexandrie, le taux de salinité lié à la pollution industrielle dans le lac Qaroun par exemple, naturellement lac d’eau douce, atteint actuellement 40gr/litre contre 10gr/litre en 1906, et ce taux augmente de 0,5gr/litre chaque année.
Avec tous ces facteurs, les pêcheurs ont vu leurs prises diminuer d’un jour à l’autre. Ce qui a entraîné une situation de pauvreté pour les pêcheurs, mais aussi les travailleurs qui sont liés à la pêche. « Dès que nous n’avons plus suffisamment de ressources, il devient difficile pour nous de renouveler nos articles de pêche, même s’ils sont défectueux et désuets. Et comme nous n’attrapons plus assez de poissons, nous n’arriverons pas à subvenir aux besoins de nos familles », déplore raïs Abdel-Wahed, âgé de 76 ans.
Projets grandioses
La vie économique et sociale des pêcheuses-plongeuses est très difficile.
(Photo : Mohamad Abdou)
Et pour remédier aux problèmes de pollution des eaux douces et tenter d’augmenter les revenus des pêcheurs, le gouvernement a lancé d’énormes projets. « 52 stations d’épuration d’eau sont en cours de construction en Haute-Egypte, dont 34 déjà en service depuis l’année 2018-2019 pour recycler les eaux usées et répondre aux besoins de l’irrigation. La construction de ces usines de traitement des eaux usées exige un investissement de 8,1 milliards de L.E., soit plus de 462 millions de dollars », note avec précision l’ingénieur Atef Mégahed, directeur général au département piscicole auprès de l’Organisme de la richesse piscicole. Et de poursuivre : « Les autorités égyptiennes ont réussi à élaborer un projet pour mettre en oeuvre le programme d’extension du réseau d’assainissement du Fayoum, dont le principal objectif est la dépollution du lac Qaroun ».
Initier un protocole similaire pour la pêche est une démarche extrêmement utile et réalisable dans tous
les lacs de la République.
(Photo : Mohamad Abdou)
Dans la ville de Mahmassa, au gouvernorat d’Ismaïliya, il est prévu de construire une station d’épuration d’une capacité d’un million de m3 d’eau par jour. Selon la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), le projet contribuera de manière substantielle à la réduction de la pollution du lac Qaroun. Cela aura un impact positif sur la santé de la communauté et sur les principales opportunités économiques connexes dans le Fayoum, notamment concernant la pêche, la pisciculture et les activités liées au tourisme. La mise en oeuvre du programme nécessitera un investissement de 456,5 millions d’euros. Le gouvernement égyptien financera le projet avec des prêts de la BERD, de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) et de la Facilité d’investissement pour le voisinage de l’Union européenne. Les travaux dureront au moins 5 ans.
Reste à savoir comment ces projets vont augmenter les revenus des pêcheurs. Par le biais de tous ces projets utiles lancés par l’Etat, le nombre de poissons commence à augmenter d’une année à l’autre. « Selon le rapport de l’Organisme général de la richesse piscicole élaboré en décembre 2019, la production en pisciculture s’élève à 1,82 million de tonnes en comparaison avec l’année 2020, cette même productivité a augmenté 100 tonnes pour devenir 1,92 million de tonnes », conclut Mégahed .
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