18h passées. Sur la corniche d’Alexandrie qui s’étend en parallèle de la plage de Mandara, à l’est, jusqu’à Bahari, à l’ouest, des voitures se pressent pour se garer. « C’est un calvaire de trouver une place libre dans un parking. On se retrouve à la merci des gardiens qui nous imposent leurs tarifs », s’offusque Moustapha, 32 ans, amoureux de la mer et qui dit trouver du plaisir à rompre son jeûne à la belle étoile avec ses amis. A moins d’une heure avant la rupture du jeûne, cet espace devient un véritable point d’attraction pour les Alexandrins qui s’y rendent pour un iftar en bord de mer. Une sensation de bien-être sur fond d’air marin rafraîchissant et un coucher de soleil enchanteur.

(Photo : Ibrahim Mahmoud)
« En cette période de pandémie de Covid-19, nous préférons l’iftar à la plage, c’est bien mieux que d’aller aux restaurants, où les prix sont exorbitants et les espaces fermés et climatisés propices à la propagation du virus, et surtout on n’a pas droit à une si belle vue. Mais ici, c’est l’air pur, une toute autre ambiance. L’image du coucher du soleil offrant sa plus belle palette de couleurs, le vent qui souffle pour déguster l’iftar et l’atmosphère de la plage relaxante, chaleureuse et propice à l’apaisement, tout cela nous rend plus décontractés, après une longue journée de jeûne et de travail », poursuit-il.

Rompre le jeûne en bord de mer est un baume au coeur et un ravissement pour les yeux. (Photo : Moustapha Emeira)
Pieds nus sur le sable, les yeux dans l’eau, bercés par les rires, des enfants sautent dans les vagues, tout en attendant avec impatience l’heure de la rupture du jeûne. « Tables, chaises et repas, c’est tout ce dont on a besoin pour casser la routine quotidienne, changer d’air et faire les choses différemment au lieu de rester chez nous », lance Rabab, mère de deux petits garçons et qui a carrément déplacé avec elle sa table du Ramadan. « Mes enfants étouffent à cause des cours en ligne, alors j’ai choisi de leur faire respirer un peu d’air marin. Une brise fraîche qui balaie les tourments de la vie quotidienne, casse l’ennui, ouvre l’appétit et favorise la décontraction », ajoute Rabab, qui a essayé de préparer tout sans laisser rien lui échapper. Un serveur s’attèle à nettoyer la table dès qu’elle s’installe avec sa famille. La maman commence à faire sortir ses marmites, ses assiettes et autres aliments de ses sacs. On se croirait à la maison ! Surtout quand on voit le menu bien garni avec les dattes, la viande, les légumes farcis, les brochettes de dinde, la moloukhyia, la salade et les frites, sans oublier le thermos de thé à la menthe accompagné de la célèbre konafa.
L’utile et l’agréable

Un bol d’air, une échappatoire et une sortie pas chère. (Photo : Moustapha Emeira)
« Pour moi, c’est une sorte d’échappatoire pour fuir le stress des examens et engendrer une énergie créative pour pouvoir compléter le second trimestre », dit Ali, un étudiant à la vingtaine d’années, venu avec un groupe d’amis pour s’amuser un peu, jouer aux cartes ou à la guitare. « C’est déjà bien mieux que l’année dernière ! Personne ne nous dérange ici », témoigne-t-il, tout en se rappelant les restrictions du Ramadan de l’année dernière.
Et ce n’est pas tout. La corniche d’Alexandrie attire d’autres sortes de visiteurs, dont notamment les pratiquants de sports, plus particulièrement le vélo, ou encore les coureurs à jeun. Pour ces derniers, l’iftar à la plage n’est que la conclusion d’une journée d’évasion et de divertissement. « C’est très utile pour ma santé et aussi pour mon esprit », souligne Youssef, à la retraite, venu deux heures avant le maghreb (heure de rupture du jeûne) pour faire une séance de footing seul.

Sortir en plein air plutôt que d’aller au resto, c’est mieux en période de pandémie. (Photo : Ibrahim Mahmoud)
Rompre le jeûne à l’extérieur est la tendance qui se confirme depuis quelques années. Alors que les restaurants rivalisent de formules pour attirer une clientèle en quête de rupture avec la routine, des familles, de jeunes couples, des amis et collègues de travail s’offrent un iftar au bord de la plage. On dirait plutôt que c’est une pratique, voire une tendance qui s’invite de plus en plus dans les traditions ramadanesques des Alexandrins. Bref, une nouvelle soupape de décompression des familles. Même avec la pandémie du Covid-19, la corniche et la plage ne se désemplissent pas. Bien au contraire, elles connaissent autant de monde juste après l’iftar. « C’est un phénomène plutôt inaccoutumé sur les plages d’Alexandrie que de voir des familles, cassant la routine ou encore fuyant la chaleur étouffante de leurs logis, étaler nappes et couverts pour rompre le jeûne sur le sable, face à la mer et à ses embruns délicieusement caressants », explique la sociologue Nadia Radwan, tout en ajoutant que la société a beaucoup évolué au cours des dernières années. Une évolution qui a eu des répercussions sur les us et coutumes qui caractérisent, désormais, ce mois sacré chez les familles. « Autrefois, ces dernières avaient leurs petites habitudes qu’elles ne modifiaient pour rien au monde. Elles se donnaient rendez-vous chaque jour au domicile familial pour savourer ensemble le repas de l’iftar ; et il était inconcevable de rompre le jeûne en dehors de la maison sauf pour une invitation d’un membre de famille. Mais aujourd’hui, les temps ont changé et un usage nouveau s’est installé », affirme-t-elle.
Une aubaine pour les petits business

(Photo : Moustapha Emeira)
Une évolution qui fait le bonheur des petits business, comme celui de la location des chaises et des tables dressées. Il y a aussi ceux qui vendent de l’eau, des boissons fraîches ou chaudes, indispensables à l’heure de l’iftar. Autrement dit, une nouvelle activité a pris place tout le long de la corniche qui voit chaque jour s’organiser ces petits jobs au service des familles ou des couples attirés par cette expérience, dans une ambiance particulière au milieu du calme de la mer et loin des séries télévisées. « Si je reste ici jusqu’à une heure tardive de la nuit, je gagne quelques dizaines de L.E. de plus. Cela vaut le coup de rompre le jeûne tout seul dehors, loin de ma famille », nous explique Hassan, un vendeur ambulant d’eau, de jus et de sobia, qui préfère rester pour profiter le plus possible de l’affluence des déjeuneurs.

La corniche est transformée en véritables restaurants à ciel ouvert. (Photo : Moustapha Emeira)

(Photo : Moustapha Emeira)
De même, sur la corniche, des cafés mobiles et des camions-restaurants proposent des repas pour la rupture du jeûne, à des prix abordables. « A la maison, après la première semaine du jeûne, la routine s’installe et on ne sait plus quoi manger », dit Samia, qui aime bien, de temps en temps, rompre le jeûne à l’extérieur du domicile avec son mari pour profiter de quelques instants de répit, loin de la cuisine. Pour elle, c’est tout à fait bénéfique, puisqu’elle ne se stresse pas pour la préparation de la table de l’iftar et qu’ il n’y a pas de vaisselle, alors pourquoi s’en priver ?
En attendant que le muezzin donne le signal de l’iftar, un couple enlacé multiplie les selfies, alors qu’un homme âgé est plongé dans la lecture du Coran. A l’heure de la prière du maghreb. Les familles commencent à rompre le jeûne avec des dattes et du lait. Les valeurs du Ramadan, que sont la convivialité, le partage et la bonne ambiance, sont au rendez-vous. Elles échangent des plats et des desserts qui manquent, elles discutent, elles rigolent, le tout dans une ambiance des plus conviviales. On est face à un vrai modèle du bien-vivre ensemble.
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