Comme chaque mercredi vers midi, des réfugiées soudanaises se dirigent vers la même destination : un immeuble de la rue Mohamad Ibrahim, une petite venelle dans la banlieue de Maadi. C’est le jour du rassemblement du Coffee morning ou café du matin. Il a lieu deux fois par semaine, le dimanche et le mercredi après-midi, au centre Malazi, dans un petit appartement au premier étage. Ce centre offre de l’aide aux femmes réfugiées issues de plusieurs pays d’Afrique, dont beaucoup sont des Soudanaises.

Deux réfugiées qui font du travail manuel.
(Photo : Ahmad Hamed )
Ces deux jours sont consacrés aux femmes, qui se retrouvent autour d’une tasse de café pour échanger des nouvelles et discuter de leurs problèmes. Vers midi, la petite salle commence à se remplir. Les femmes prennent place sur le sol sur des tapis, le dos adossé contre des coussins alignés le long des murs, les jambes étendues devant elles, après avoir retiré leurs chaussures à l’entrée. Elles arrivent l’une après l’autre, toutes vêtues différemment. Une diversité de tenues qui attire l’attention et donne l’impression d’assister à un défilé de mode. Certaines portent le haïk soudanais (une sorte de voile qui recouvre tout le corps) blanc ou de couleur, d’autres sont en jean ou vêtues de galalithe (tenue traditionnelle en Egypte). Vers 13h, la salle, pas plus grande que 7 m2, s’est remplie d’une vingtaine de femmes.
Le rituel du café
Les femmes se saluent et s’embrassent, puis les discussions s’enchaînent. Il leur arrive même de continuer des débats inachevés la fois d’avant. « Se retrouver et papoter est l’objectif de ce rassemblement. C’est l’occasion pour ces femmes de parler de leur vie et des tracas du quotidien », dit Fatima Abou-Taleb, directrice de l’association Tadamon (solidarité), dont dépend le centre Malazi. Le mot Malazi signifie « mon refuge », et c’est ce que ressentent les femmes en arrivant dans ce lieu. Un refuge à l’intérieur duquel elles s’extériorisent, se vident la tête et se changent les idées, tout en passant un moment agréable entre elles. « Ici, on fait revivre nos souvenirs et une partie des traditions de notre pays pendant quelques heures. Au sein de notre communauté, on replonge dans l’ambiance de chez nous en parlant notre dialecte. On sent l’odeur du musc qui embaume les corps des femmes et on fait revivre d’agréables moments grâce à nos souvenirs », dit une réfugiée qui préfère garder l’anonymat.

Le café en train d'être préparé.
(Photo : Ahmad Hamed )
Les femmes sont toutes arrivées, il est temps de préparer le café, « al-gahwa ». Trois d’entre elles sont chargées de cette mission. Elles commencent par installer une petite table dans un coin de la salle, à proximité de la cuisine. Elles y placent des tasses à café et un kanoun (sorte de réchaud) en cuivre rempli de charbon, sur lequel l’une d’elles a placé une poêle qui va servir à torréfier les grains de café vert. Après la torréfaction, une autre femme le moud, puis le mélange à de la cardamome, du gingembre et à un peu de sucre. Elle verse ensuite cette poudre dans une casserole d’eau bouillante, tout en y ajoutant encore du sucre, et laisse le tout bouillir en veillant à ce que le café ne déborde pas. En effet, selon les croyances soudanaises, c’est un mauvais présage pour celle qui le prépare. Une fois le café prêt, la troisième femme le filtre et le verse dans une cafetière en céramique, « al-gabana ». Elle remplit les tasses et fait le tour de la salle pour servir ce café. Ce tour se répète une dizaine de fois. Dès que les tasses sont ramassées, on les lave, les remplit à nouveau et ainsi de suite, jusqu’à la fin de la rencontre.
Le goût de ce café est bien distinct et différent de celui que consomment les Egyptiens. C’est seulement au gouvernorat d’Assouan, en Haute-Egypte, près de la frontière soudanaise, que l’on prépare le café de cette manière. « Ce café est l’une des choses qui nous fait sentir que nous sommes chez nous », dit Oum Chérif, qui vit en Egypte depuis 12 ans. Elle et les autres sont là, comme l’explique Ahmad Hamid, responsable des relations publiques de l’Association Tadamon, à cause des conditions politiques et économiques compliquées dans leur pays.
Echanger et se soutenir
Mais il n’y a pas seulement le goût du café qui est spécial, il y a aussi l’état dans lequel le café plonge les femmes. Dès que l’odeur de la cardamome, des grains de café torréfiés et le parfum de l’encens émanant de l’encensoir en cuivre remplissent l’air, la magie opère. « Al-Wanassa » (la bonne compagnie), c’est ainsi qu’est surnommée cette rencontre où les femmes réfugiées se retrouvent pour parler de tout et de rien. Dès que l’une d’elles entame un sujet, les autres enchaînent en commentant et en évoquant leur vie, leurs difficultés et leurs souffrances. « Peut-être nous n’avons pas de solutions à proposer, mais au moins nous nous sentons mieux, car nous vivons toutes dans les mêmes conditions », dit Rofayda, 24 ans, qui travaille comme femme de ménage. Elle a d’ailleurs demandé à prendre congé le dimanche, car elle ne veut pas manquer le rendez-vous du café.
La tournée des tasses de café n’en finit pas et on peut entendre divers dialectes soudanais ainsi que des dialectes d’autres pays africains, parfois de l’anglais ou de l’arabe égyptien. « Nous partageons les mêmes soucis et avons les mêmes problèmes », dit Békhita, une chrétienne du Soudan du Sud. Certaines de ces femmes ne portent d’ailleurs pas de costume traditionnel, mais des galabiyas, alors que d’autres sont vêtues du haïk soudanais, qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes. Pour l’une d’elles, ce rassemblement est l’occasion de se retrouver dans sa communauté. Au bout de quelques heures, plusieurs femmes commencent à exposer des objets à vendre : des voiles soudanais multicolores, des habits, des ustensiles de cuisine, des articles fabriqués à la main et d’autres encore. « On cherche d’autres moyens pour gagner notre vie, mais l’essentiel ici est de profiter de ces quelques heures en bonne compagnie et de nous sentir comme si nous étions dans notre patrie, car en vérité, la probabilité du retour est presque réduite à néant », dit Christina, qui préfère qu’on l’appelle Sara, un petit nom courant chez les Egyptiens.
Aider les réfugiées
Selon Fatima, le rassemblement à Malazi est une activité parmi d’autres que présente l’Association Tadamon d’aide aux femmes réfugiées venant d’Afrique. Ce projet, soutenu par l’Union européenne, a débuté en 2017 et vise à soutenir 2000 femmes réfugiées. « L’objectif est d’aider ces femmes à s’intégrer dans le pays d’accueil », dit Fatima. Elle ajoute que la plupart des femmes refugiées habitent la banlieue de Maadi. Le centre leur offre un soutien psychologique et juridique grâce à des spécialistes et des bénévoles dans tous ces domaines. En plus, les femmes bénéficient de soins pour elles et leurs enfants et suivent des cours de protection contre la violence et d’alphabétisation. Des activités sportives, artistiques et culturelles sont aussi organisées. « On encourage les femmes à monter leurs propres projets en leur donnant des cours d’artisanat », poursuit Fatima, tenant dans la main des morceaux de savon aux parfums divers, fabriqués par l’une des réfugiées. Cette dernière, très fière de ses savons, les a exposés pour les vendre.
Fatima explique que l’Egypte a toujours servi de refuge aux Soudanais. Ces réfugiés restent de longues années en Egypte et doivent s’intégrer à la société pour pouvoir vivre comme des citoyens actifs.
L’odeur de l’encens et du café embaume la salle. Soudain, des applaudissements retentissent lorsqu’une des femmes ouvre une grande boîte en plastique remplie de biscuits faits maison et commence à les distribuer pour accompagner le café. L’ambiance monte et atteint son apogée quand Mariam, d’une voix douce, entonne des chants folkloriques, tandis que d’autres l’accompagnent au dlouga (tambour soudanais), en suivant le rythme de la chanson. « Al-Wadaou ertagalou, chalou hana we rahalou, leih khallouna we ma saälou aleina » (à ceux qui nous ont quittés, pourquoi nous avoir laissés ici, sans demander de nos nouvelles). Tout le monde répète ce refrain, tandis que des larmes coulent sur toutes les joues. Nostalgiques, le regard triste et absent, les femmes revivent leurs souvenirs. Le temps passe. Elles commencent à quitter le centre vers 17h pour rentrer chez elles et continuer leur vie, ressourcées par l’échange avec les autres femmes et prêtes à affronter les défis du quotidien .
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