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Cigarettes contrefaites, un trafic prospère

Manar Attiya, Mardi, 20 février 2018

Bab Al-Bahr, au Caire, est la ruelle des cigarettes de contrefaçon importées. Jeunes et moins jeunes viennent y acheter du tabac bon marché, plus nocif que le tabac usuel. Un phénomène difficile à combattre, qui n'a cessé de prendre de l'ampleur ces dernières années. Reportage.

Cigarettes contrefaites, un trafic prospère
Différents produits sont exposés à bas prix sur les étagères. (Photo : Mohamad Abdou)

Une centaine de boutiques juxtaposées spécialisées dans la vente de cigarettes de contrefaçon, des stocks de cigarettes aux étiquettes trompeuses entassés un peu partout, des paquets qui ne portent aucun message avertissant les consommateurs du danger du tabac et dont certains portent des noms bizarres. Et des vendeurs qui hèlent pour écouler leurs marchandises à bas prix à des commerçants ou des consommateurs. Nous sommes à Bab Al-Bahr, au Caire, une ruelle située non loin des rues Faggala et Ramsès, entre les ruelles Bein Al- Harate et Clot Bey. « Les habitués s’y rendent une ou deux fois par semaine pour acheter leurs cartouches. Il y en a de toutes les marques et à la portée de toutes les bourses. Ici, nous proposons des cartouches de 10 paquets. Nous vendons des cartons qui renferment 50 cartouches », explique une vendeuse dans la quarantaine, qui vend des cigarettes de contrefaçon depuis une vingtaine d’années.

La ruelle Bab Al-Bahr est réputée pour la vente de cigarettes contrefaites et importées clandestinement. Les vendeurs ne payent ni taxes, ni impôts. La plupart des clients sont des adolescents et des étudiants. « Je viens ici pour acheter ce genre de cigarettes dont le prix convient à mes moyens : le paquet se vend à 5 L.E., alors que l’original coûte 14 L.E. Le prix d’une cartouche de contrefaçon atteint les 55 L.E., contre plus de 140 L.E. pour une cartouche de marque. En fait, le prix des cigarettes au marché noir est deux, voire trois fois moins cher », confie un étudiant de 18 ans, dont l’argent de poche ne suffit pas pour s’offrir un paquet de cigarettes original. Bab Al-Bahr attire également les hommes retraités.

« Ici, les prix me conviennent, car je touche une pension de seulement 1 000 L.E. par mois », signale l’un d’eux, sur le point d’acheter une cartouche de cigarettes dans l’une des échoppes.

Les chiffres qui se rapportent aux fumeurs de « tabac truqué » sont alarmants. Dans la tranche d’âge comprise entre 15 et 19 ans, ils sont 17,6 % à fumer ces cigarettes, 8,7 % chez les 20-29 ans, tandis qu’ils sont 9,7 % chez les 30-39 ans, 5,9 % chez les 40-49 ans, et enfin 4,7 % chez les 50-60 ans. Après la retraite, ils sont 11,3 % à acheter des cigarettes contrefaites. Ceci d’après une étude menée récemment par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le ministère égyptien de la Santé et l’Association égyptienne de lutte anti-tabac dans 7 gouvernorats d’Egypte.

Selon cette même étude, la consommation de cigarettes contrefaites est liée au statut social. Ce sont les chômeurs qui en fument le plus, soit 31,1 % d’entre eux. Chez les analphabètes, le taux s’élève à 19,4 %, tandis qu’il est de 14,3 % chez les femmes au foyer et de 10,2 % chez les enfants du primaire, suivis des adolescents du préparatoire, avec 8,9 %, et de ceux du secondaire, avec 7,2 %. Chez les étudiants universitaires, il s’élève à 7,4 %.

Gros risques pour la santé

Ce qui attire les fumeurs invétérés, c’est le prix bas des cigarettes de contrefaçon. La plupart des clients ne font aucune différence entre ces cigarettes et les autres. « La sensation est la même, je ne vois aucune différence », confie un fumeur âgé de 60 ans.

Cigarettes contrefaites, un trafic prospère
La consommation de cigarettes est très répandue parmi les mineurs, les adolescents et les étudiants. (Photo : Mohamad Abdou)

Il existe en vérité une grande différence entre les cigarettes de contrefaçon et les marques originales locales ou importées. Les premières renferment bien plus de produits toxiques et de métaux lourds. « Une cigarette de contrefaçon renferme 3 fois plus de cadmium et d’arsenic, 7 fois plus de mercure et 8 fois plus de plomb. Les analyses ont prouvé qu’elles renfermaient aussi de la sciure de bois, du polystyrène, des poils de bêtes ou encore des déjections d’insectes », signale Dr Hanaa Mounir, qui travaille au sein de l’Organisme de chimie dépendant du ministre du Commerce et de l’Industrie. Et d’ajouter : « Les filtres de ces cigarettes sont également contrefaits. Ils n’ont aucun pouvoir filtrant réel. Habituellement, le filtre de cigarette est constitué d’ouate. Mais les réseaux mafieux préfèrent, pour des raisons de coût, les fabriquer en polypropylène (un genre de plastique utilisé dans l’industrie automobile, ndlr) ».

Les cigarettes contrefaites sont du coup encore bien plus dangereuses pour la santé que les cigarettes normales. « La cigarette contrefaite a des effets nocifs sur la santé. La santé du patient se détériore beaucoup plus vite qu’avec les cigarettes ordinaires. Le faux tabac provoque des problèmes rénaux, affecte le pancréas et cause le cancer du poumon, et ce, en quelques mois seulement », précise Dr Awad Tagueddine, pneumologue et ancien ministre de la Santé. Moustapha, jeune menuisier en a fait les frais. Il a commencé à fumer des cigarettes contrefaites à l’âge de 19 ans. En quelques mois, sa santé s’est détériorée. « Il a commencé à avoir des complications gastro-entériques, qui se sont vite transformées en cancer. Après une année de souffrance, Moustapha est mort », raconte l’un de ses amis intimes, qui habite à Gamaliya, quartier populaire du Caire.

La ruelle de Bab Al-Bahr apparaît comme une forteresse à l’accès difficile. A l’entrée, des hommes de main surveillent les lieux. Personne n’a le droit d’y pénétrer, à l’exception des vendeurs, des commerçants, des propriétaires d’échoppes et des consommateurs habitués. Pour réaliser ce reportage, il a fallu s’y rendre à 4 reprises. « Pas de photos portraits, ni noms, ni numéros de téléphone », nous a prévenu le « chef », un natif de Bab Al-Bahr. Petit de taille, le crâne dégarni couvert d’un turban beige, il est âgé de 80 ans. Il nous raconte l’histoire de cette ruelle : « Dans les années 1940 et 50, toutes ces boutiques vendaient des tarbouches.

En 1965, les propriétaires de ces magasins ont dû renoncer à ce commerce pour suivre la mode. Ils ont commencé à vendre des chaussures et des sandales, mais quelques-uns écoulaient des friandises ou des cigarettes de grandes marques. Au fil des années, les prix des cigarettes locales et importées ont connu une hausse vertigineuse, et donc beaucoup de commerçants se sont lancés dans la vente de tabac de contrefaçon », confie l’homme d’un ton dur.

Un trafic difficile à contrôler

Le trafic de tabac contrefait prospère depuis 2011, après la révolution. L’absence de contrôle policier a facilité la prolifération des cigarettes en provenance de pays comme la Libye ou la Syrie. Véritable Eldorado des trafiquants de tabac, Bab Al-Bahr est devenu l’endroit idéal pour la vente de tabac de contrefaçon. Mais il n’est pas le seul. On en vend aussi dans les bidonvilles, les quartiers défavorisés et dans les régions populaires comme Imbaba, Ard Al-Lewa, Al-Darb Al- Ahmar, Al-Gamaliya, Boulaq et d’autres. De plus, on rencontre ça et là des vendeurs à la sauvette et même de petites échoppes qui en vendent dans tous les gouvernorats. Ce trafic de cigarettes contrefaites est difficile à contrôler. Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2016, la police de l’approvisionnement et du commerce a ainsi saisi 3,5 millions de paquets de cigarettes de contrefaçon. Ce nombre a augmenté pour atteindre 5,6 millions de paquets au cours de l’année 2017.

10 186 trafiquants ont été arrêtés au cours de cette même période, en conformité avec la loi 281/94 relative à la fraude, qui prévoit une sanction de 1 à 3 ans de prison et une amende comprise entre 10 000 et 500 000 L.E., ainsi qu’avec la loi 11/91 relative à l’évasion fiscale et douanière, qui stipule une amende pouvant atteindre le triple du prix des produits contrefaits. « Les autorités égyptiennes ont récemment pris des mesures pour réduire le nombre de fumeurs, mais face à la hausse des importations de cigarettes contrefaites, ces mesures risquent de rester sans effet », déclare une source à la Direction générale de l’approvisionnement et du commerce.

Les trafiquants, eux, adoptent des noms commerciaux proches de ceux des marques réelles. « Le nom de marque Karelia de l’Union européenne, fabriquée en Grèce actuellement, est devenu Karella. Camel, fabriquée sur le territoire américain et japonais, s’est transformé en Gamel. L & M de Belgique et du Luxembourg a changé en L. M. et est fabriquée actuellement dans des sous-sols en Chine », déclare Adel Chéhata, vicedirecteur du département de lutte anti-tabac au ministère de la Santé.

La ruelle de Bab Al-Bahr est en pleine effervescence. Une patrouille de police est sur le point d’arriver. Les vendeurs et les propriétaires des kiosques courent dans tous les sens pour cacher leurs marchandises. « Quand la police arrive, je pars, quand elle repart, je reviens », dit l’un des propriétaires d’échoppes. Des paroles qui illustrent à elles seules toute la difficulté de combattre la contrefaçon.

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