Rana sayed est une lycéenne de 17 ans qui a récemmen beaucoup fait parler d’elle. Avec un groupe de jeunes de son âge, elle vient de participer à une manifestation contre le projet de Constitution et plus généralement contre le président Mohamad Morsi et le régime des Frères musulmans. La marche, qui rassemblait quelques centaines d’élèves de différentes écoles privées, et qui se dirigeait vers la place Tahrir, s’est déroulée dans le calme. Sauf que, pour Rana, les choses ne se sont pas arrêtées là. Au lendemain de cette manifestation, elle a été convoquée par la directrice de son école et a subi un véritable interrogatoire par deux inspecteurs du ministère de l’Education. « Ils m’ont posé des questions sur ma participation aux manifestations et sur mes opinions politiques. Je ne vois pas ce que ces inspecteurs ont à faire avec cela.
C’est tout simplement un message aux jeunes de mon âge pour leur faire peur et les éloigner de la vie politique. Mais pour moi, c’est une raison de plus pour continuer à descendre dans la rue et à manifester mon opposition au régime », raconte Rana. Et de se demander, non sans ironie : « Si j’avais participé à une manifestation pro-Morsi, aurais-je subi cet interrogatoire ? ». Son père aussi, Sayed Fouad, n’y voit pas un geste anodin, mais plutôt dangereux et lourd de conséquence. « Je n’ai pas peur pour ma fille lorsqu’elle participe à une marche ou à une manifestation. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le ministère de l’Education se transforme en un organe de sécurité nationale chargé de surveiller les élèves et d’arrêter les opposants », annonce-t-il. Le noyau de toutes les révoltes Une crainte peut-être un peu exagérée. Mais cet épisode prouve que cette frange de la société, à savoir les adolescents, est véritablement devenue partie prenante dans le paysage politique.
La révolution du 25 janvier a brisé bien des tabous, et c’est là l’un d’entre eux. Comme l’ensemble de la société égyptienne, ou presque, les adolescents se sont trouvés subitement projetés dans la vie politique depuis le 25 janvier 2010. Pourtant, ces jeunes, qui n’avaient connu que la présidence de Hosni Moubarak, avaient généralement grandi dans des familles peu politisées et leurs intérêts étaient plutôt d’ordre matérialiste.
Que s’est-il donc passé avec cette tranche d’âge aux caractéristiques bien particulières, à la ferveur et à l’enthousiasme intenses, aussi impatiente qu’inexpérimentée ? « C’est justement en raison de toutes ces caractéristiques que les jeunes et les unions estudiantines constituent généralement le noyau de toutes les révoltes, depuis l’entrée de Bonaparte à Al-Azhar jusqu’à nos jours, en passant par les mouvements estudiantins des années 1972-1973. Du moins, c’est eux qui en sont l’étincelle », explique la sociologue Nadia Radwane. « Les jeunes et les adolescents sont plus entreprenants, ils n’ont pas peur de perdre un emploi ou ne pas pouvoir subvenir à une famille, c’est pour cela qu’ils participent sans trop réfléchir à ce genre de mouvement, et ce même si, au fond, ils ne comprennent pas trop pour quoi ils se battent », explique-t-elle. De même, les adolescents veulent se créer une identité, se démarquer de leurs aînés, se trouver une voie. Pour Ahmad Yéhia, également sociologue, la révolution du 25 janvier a contribué à changer les valeurs sociales et les penchants politiques. « Ces changements ont touché aussi bien les adultes que les adolescents ou encore les enfants. Aujourd’hui, les écoliers, qui représentent 20 % de la population égyptienne, parlent politique, alors qu’auparavant, ils parlaient musique, cinéma et foot », explique-t-il. Et ils ne se contentent pas de parler, ils participent. Les étudiants et les élèves étaient dans les rues dès le 25 janvier 2010. Ils étaient présents à Mohamad Mahmoud, Maspero, aux manifestations des Ultras ahlawis, à celles contre l’armée, etc.
Génération Internet
Or, ces jeunes se heurtent souvent à des obstacles que leurs aînés, eux, ne connaissent pas. C’est d’abord à l’école que la difficulté commence.
« L’école, tout comme la famille, la rue, les lieux de culte et les médias sont les éléments qui forgent l’individu, et il est impossible d’exclure l’un d’eux de l’environnement politique », explique Ahmad Yéhia. Or, la position des écoles reste ambiguë, voire, elles tendent à vouloir rester à distance des événements. Nesrine, 16 ans, raconte qu’on leur interdit de parler politique à l’intérieur de l’école. L’une de ses camarades a d’ailleurs été exclue pour une semaine suite à une discussion un peu chaude où elle défendait les Frères musulmans. Un autre établissement a refusé d’accrocher les photos des martyrs des Ultras pour ne pas prendre position. D’ailleurs, il y a les parents qui, par peur, interdisent à leurs enfants de se rendre aux manifestations, alors que d’autres, plus compréhensifs, acceptent mais sous conditions : connaître exactement l’itinéraire de la marche, garantir que l’enfant sera joignable, lui imposer de rentrer tôt, etc.
Pourtant, ces restrictions ne font qu’attiser le désir des adolescents d’avoir leur mot à dire. Et, entre programmes télévisés, Internet, Facebook ou Twitter, ils sont au courant des derniers scoops. C’est justement à travers les sites sociaux que ces jeunes s’organisent. Noureddine Mahmoud, 17 ans, raconte son expérience. « Je ne suis jamais descendu dans la rue, mais je ne veux plus être passif et suivre les événements à travers un écran. Je veux être partie prenante et c’est pour cela que j’ai décidé de manifester à Ittihadiya », dit-il. Et d’expliquer : « Avec mes amis, grâce à Skype, au BBM et aux autres réseaux, on s’organise, on fixe l’heure et l’endroit où on se rassemble et on va à la manifestation.
De même, on collecte de l’argent et on achète des banderoles où chacun écrit ce qu’il veut ». Pour ces adolescents, la participation aux manifestations et aux marches, c’est toute une organisation. Alors que lors de la Révolution de 1919, les écoles Al-Saediya, Al-Saniya et Al-Khedawiya étaient les plus actives, aujourd’hui, ce adolescents . Politisés depuis le soulèvement du 25 janvier, ils sont aux premiers rangs des manifestations, désormais coutumières en Egypte. Un phénomène nouveau, bien que cet activisme ne soit pas toujours le reflet d'un engagement politique. Portés par le vent de la révolution sont les écoles privées à l’instar des Jésuites, du Collège de La Salle, entre autres. Les élèves se partagent les tâches, selon une certaine hiérarchie. Il y a ceux qui ont une belle écriture et qui sont chargés d’écrire les slogans sur les banderoles. Il y a aussi une sorte de comité de défense. D’autres sont chargés des photos et des vidéos. Et tout cela s’organise à travers le Net, sous la supervision d’un « leader ».
« Manif ou club ? »
Mais pour d’autres, comme Ali Abdallah, 16 ans, l’affaire est beaucoup plus simple. « Tous les vendredis, on se retrouvait au club après la prière, maintenant, j’appelle mes amis et je leur demande : alors manif ou club ? Et on opte pour Tahrir. Même si je n’ai pas vraiment envie d’y aller, je fais comme mes amis ».
A chacun sa motivation donc. Mais à entendre parler certains d’entre eux, on croirait presque qu’il s’agit tout simplement d’une sortie entre amis. En effet, parmi ces jeunes très présents dans les manifestations, il y a trois catégories: les véritables militants qui croient à une cause et qui sont prêts à aller jusqu’au bout, ceux qui tentent de former un avis politique et veulent participer aux événements même s’ils en sont à leurs premiers pas et ne comprennent pas forcément les rouages de la politique, et enfin ceux qui voient en ces manifestations un événement social et qui y vont parce que c’est un phénomène « à la mode » et pour mettre leurs photos sur Facebook.
« Le problème est que ces jeunes n’ont presque pas d’expérience et que souvent leur opposition au régime politique ne reflète que leur refus de l’ordre social, de tout ce qui est imposé par leurs aînés », explique la sociologue Nadia Radwane. Et tout le danger provient du fait que ces jeunes, n’ayant été ni formés, ni préparés à la politique, risquent facilement d’être manipulés. Malgré la révolution et tout ce qui s’en est suivi, il n’y a pas en Egypte de véritable culture de dialogue ou de tolérance. « On est souvent confronté à ce problème en famille. Il arrive souvent que les parents tentent d’imposer leurs idées à leurs enfants. Or, cela va à l’encontre des intérêts des enfants. S’il n’y a pas de dialogue entre les membres de la famille, si les parents refusent les idées de leurs enfants, ceux-ci se tourneront vers la société virtuelle représentée par Internet et les réseaux sociaux. Et c’est là que réside le danger d’être manipulé », explique Ahmad Yéhia.
A 18 ans, Monia Ahmad évite les manifestations et se contente d’observer ce qui se passe. « Je n’arrive pas à me faire une opinion précise, alors je ne participe à aucun événement », dit-elle. Si cette jeune fille est consciente du fait qu’elle n’est pas capable de juger, ce n’est pas le cas de tous les adolescents et nombre d’entre eux vont au gré des vagues. A l’exemple de Seif, 17 ans. Fervent opposant à l’ancien régime, il a participé aux premières manifestations contre Moubarak et il disait, lors de la présidentielle, que s’il avait le droit de vote, il voterait pour Morsi pour empêcher Ahmad Chafiq d’accéder au pouvoir. Aujourd’hui, il appelle à la chute de Mohamad Morsi, sans vraiment comprendre pourquoi il y a un mouvement de contestation contre le chef de l’Etat et les différentes déclarations constitutionnelles, et sans avoir lu le projet de Constitution. Tareq, 18 ans, se présente aussi comme un vrai militant. Son avis, il le base sur sa propre analyse après avoir écouté les différents points de vue. Tareq est opposé au projet de Constitution. C’est un leader, il organise les marches de protestation, lance des appels aux différentes écoles, décide de l’heure et du lieu du regroupement. Depuis le 25 janvier 2011, il n’a raté aucune manifestation. Quant à Omar Alaa, 17 ans, il dit savoir ce qu’il fait. Il était à Tahrir avant la chute de Moubarak, puis s’est engagé dans la campagne électorale d’Ahmad Chafiq, lors du second tour de la présidentielle, « non pas parce que je suis un feloul, dit-il, mais pour contrer les islamistes. D’ailleurs, mes parents n’étaient pas du même avis et étaient pour le boycott ». « Quand je vois ce qui s’est passé en Tunisie après la Révolution du Jasmin à cause de la montée des islamistes, quand je vois ce que fait le Hamas, je suis convaincu que l’islam politique n’est pas une bonne chose. Et je pense qu’il faut qu’on continue à manifester pour faire pression sur ce régime, autrement, nous perdrons tout ce pour quoi nous nous sommes révoltés », conclut-il.
Quoi qu’il en soit, tous ces jeunes garderont en mémoire ces premières expériences de vie d’adulte. Qu’ils soient conscients ou non de la portée politique de ces manifestations, qu’ils soient manipulés ou non, qu’ils soient de véritables militants ou non, ils participent, parfois sans en avoir conscience, à l’écriture de cette page cruciale de l’histoire de l’Egypte. Une participation somme toute bien plus positive que « le parti du canapé » que leurs parents ont connu malgré eux.
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