« Labsa Ahmar Le min we Sahbek Hazin ya Tamatem ? » (pour qui portes-tu le rouge alors que ton ami, le paysan, est triste, toi la tomate?), répètent les paysans d’un ton triste en se promenant dans les champs de tomates, dévoilant ainsi leurs conditions difficiles.
Car durant ces deux dernières saisons, le prix de la tomate a largement baissé. Nous sommes au village Dandil, dans le gouvernorat de Béni Soueif, à environ 160 km du Caire. Des champs de tomates à perte de vue.
Le grand risque qu’assument les agriculteurs dans la culture de la tomate peut expliquer pourquoi les prix sont variables.
(Photo : Ahmad Al-Agami)
On dirait des guirlandes qui scintillent sous le soleil timide du mois de février. C’est le moment de la cueillette hivernale des tomates, la plus longue et la plus rentable. Elle revêt une grande importance dans ce village, malgré les difficultés rencontrées par les agriculteurs ces dernières années. Face à la grande demande de tomates (la base du ragoût quotidien de la famille égyptienne), ces paysans n’hésitent ni à cultiver cette plante herbacée, ni à célébrer la saison de sa récolte qui s’étend sur six mois.
Après l’école, Hassan et Hussein, des jumeaux de 11 ans, se dépêchent d’aller à la ferme de leur grand-père pour aider les femmes dans la récolte des tomates. Chacun empoche 50 L.E. par jour. « La terre est ma vie. Je rêve de devenir agriculteur comme mon père et mon grand-père. Ici, dans les champs de tomates, on apprend beaucoup de choses. On nous confie des tâches qui conviennent à notre âge comme relier un tuyau d’arrosage à un autre, les raccorder entre eux, nettoyer les bassins des feuilles mortes et cueillir les tomates », explique Hussein, parlant comme un adulte. Il n’obéit pas aveuglément aux ordres, dit-il, mais il connaît les secrets de la culture de la tomate. « C’est après la saison de la cueillette que ma famille concrétise tous ses projets: payer la scolarité des enfants, rembourser les dettes, acheter de nouveaux vêtements, fêter un mariage, etc. », ajoute son frère jumeau Hassan.
Les deux jumeaux Hassan et Hussein sont les plus jeunes agriculteurs.
(Photo : Ahmad Al-Agami)
Cette récolte est donc le principal moyen de gagner de l’argent vu la grande diversité de tomates cultivées dans ce village. « On compte une trentaine de variétés. La tomate qui est cultivée ici, c’est l’espèce 45, très résistante. Elle peut supporter le transport longue distance. C’est la raison pour laquelle une grande quantité de notre production est exportée à l’étranger », explique hadj Abou-Srie, 74 ans, qui cultive des tomates depuis plus de 50 ans. Il ajoute avoir appris beaucoup de choses
concernant ce légume, ou plutôt ce fruit – en termes botaniques, la tomate est classifiée comme un fruit–, au fil des ans: « Cultiver de la tomate est une véritable aventure pour les agriculteurs à cause des conditions climatiques changeantes qui peuvent avoir un impact sur sa culture et sa récolte, sans compter le transport ».
Incontournable !
De la ferme au Caire, cette vérité paraît évidente. « Magnouna ya Qouta » (folle tomate), c’est en employant cette phrase que les vendeurs ambulants font l’éloge de ce légume indispensable dans la cuisine égyptienne. L’adjectif « folle » fait allusion à son prix qui peut grimper ou descendre selon les périodes.
Un feddan peut produire 22 tonnes de tomates.
(Photo : Ahmad Al-Agami)
Malgré son prix variable, la tomate fait partie de notre quotidien. « Les plats égyptiens sont pour la plupart préparés à base de tomates. Les sauces rouges sont indispensables dans beaucoup de mets, car faire le ghomous (tremper son pain) est une habitude bien ancrée chez les Egyptiens », comme le précise Alaa Cherbini, chef cuisinier et présentateur d’une célèbre émission de télévision.
Un ingrédient qui accompagne les légumes, se marie avec les pâtes et garnit les pizzas, sans oublier les légumes farcis préparés avec du riz, des épices, des oignons hachés et de la tomate, ou la sauce piquante à base de tomates pour garnir le kochari. C’est aussi la reine de la salade par excellence, un plat présent à chaque table et chaque repas chez les Egyptiens.
La tomate, reine de la salade par excellence.
(Photo : Ahmad Al-Agami)
Et si en Egypte, la tomate porte le nom « qouta », aux pays du Levant, on l’appelle « pandora » et « tomaticha » dans les pays du Maghreb. Ce légume à la forme arrondie qui donne de la saveur à nos plats est en fait originaire d’Amérique du Sud et s’est répandu dans le monde après la colonisation espagnole des Amériques. Et comme son prix peut changer à tout moment, sa réputation tout le long de l’histoire a connu des variations. Des mythes sont apparus donnant une mauvaise réputation aux tomates en Europe. A la fin du XVIIIe siècle, les Européens avaient peur d’en consommer, car suspectées de toxicité. Ils l’avaient surnommée la « pomme vénéneuse », car ils croyaient que certains aristocrates étaient tombés malades après en avoir mangé servies dans des assiettes en étain, ce qui a entraîné leur mort.
Une drôle d’histoire
Mais en 1822, des centaines de recettes à base de tomates sont apparues dans des publications périodiques et journaux locaux. Il semble que l’utilisation des tomates en cuisine a commencé dans les zones rurales du sud de l’Europe, les régions les plus pauvres où la nourriture repose sur des plats végétariens, que l’on appelle aujourd’hui le « régime méditerranéen ».
Mais, quand est-ce que le sud de la Méditerranée a connu la tomate? Sa culture a été introduite au Moyen-Orient par John Barker, consul britannique à Alep, vers 1799 à 1825. Au XIXe siècle, quand la tomate est arrivée aux pays du Levant, elle n’a pas reçu l’approbation de la population. Son goût n’a pas été apprécié par les habitants qui refusaient de la cultiver chez eux, alors ils l’ont surnommée « le dos du diable », selon l’écrivain syrien et le penseur George Tarabishi dans son livre De la Renaissance à l’apostasie.
L’auteur ajoute que l’affaire est arrivée au point où le mufti d’Alep a émis une fatwa légale interdisant de la manger, mais cette fatwa n’a duré qu’un laps de temps avant que les gens n’acceptent d’en consommer !
Aujourd’hui, l’Egypte est un des principaux producteurs de tomates. Elle se classe au cinquième rang mondial, avec une production annuelle de 8 millions de tonnes. Mais, selon les déclarations du coordonnateur résident des Nations-Unies, les quantités exportées ne dépassent pas les 3% de la récolte annuelle. A l’instar de beaucoup d’autres pays, il y a une perte de la récolte lors du transport à cause des conditions climatiques. Selon Hussein Abou-Saddam, chef du syndicat des Paysans, l’Egypte produit annuellement 8 millions de tonnes de tomates, cultivées sur 500000 feddans.
La production est répartie sur l’année en 3 intervalles: la période estivale (de mars à mai), la période nilotique (juin-juillet) et la période hivernale qui est la plus longue (de septembre à février) durant laquelle les agriculteurs cultivent des tomates sur près de 240000 feddans. Et, si sa récolte se distingue par son abondance, la qualité de la tomate égyptienne et sa diversité ne passent pas inaperçues. « Au début, on sème les graines de tomates sous abri pour les faire germer avant de repiquer les jeunes plants en pleine terre et choisir les moyens d’irrigation et les méthodes de culture qui conviennent à chaque espèce, c’est-à-dire à l’air libre ou sous serres, etc. », explique Hussein Abou-Saddam, un spécialiste en culture de tomates.
Il fait le tour des fermes situées au village Dandil pour s’entretenir avec les agriculteurs et discuter des problèmes et défis à surmonter pour que la récolte soit rentable. « Les problèmes que rencontrent souvent les paysans pour cultiver les tomates, ce sont les frais élevés que cela peut entraîner. Un feddan pourrait produire 22 tonnes, mais il faut au moins 50000 L.E. pour payer les engrais qui sont importés et la facture des produits insecticides, indispensables à ce légume délicat, sans compter le coût de la main-d’oeuvre parce que les paysans doivent rester une longue période sur place, car cela nécessite beaucoup de labeur et de soins », avance le chef du syndicat.
En haut, en bas !
En fait, les agriculteurs ont souffert durant les deux dernières saisons de la baisse du prix de la tomate, surtout que ce fruit pourrit rapidement et ne peut pas être conservé longtemps, alors que son prix s’est envolé ces derniers temps à cause du froid. Pour bien mûrir et être délicieuses, les tomates ont besoin de soleil et de chaleur. « Le prix de la tomate est variable et souvent les quantités exposées sur le marché diminuent entre les intervalles des saisons. Et face à la grande demande, les prix grimpent. Cette année, le kilo de tomates a atteint les 10 L.E. à un certain moment de l’année », assure Abou-Saddam.
Mais ce qui effraie le plus ces paysans, ce sont les insectes qui peuvent attaquer la récolte de tomates. « Il m’arrive parfois de puiser dans le budget alimentation pour pouvoir acheter des produits insecticides afin de protéger mes tomates de ces invités dévastateurs. Le problème est que certains insectes sont devenus résistants aux pesticides. Comme la nouvelle souche qui est arrivée de Libye et qui attaque la feuille de la tomate, l’endroit qui nourrit la plante », explique Antar Mahmoud, un agriculteur de 60 ans. « J’appelle donc le ministère de l’Agriculture à recruter, dans chaque association agricole, un expert afin de nous aider à choisir le genre de pesticide adéquat à chaque étape de la saison et connaître la partie de la plante qui est menacée par cet insecte qui risque d’apparaître d’un jour à l’autre », ajoute-t-il.
« On attache un fil de métal à un piquet, lui-même planté dans la terre, et on enroule le pied de tomate à cette ficelle métallique qui s’allonge vers le haut. Cette manière de faire permet de protéger les tomates contre les rongeurs agricoles. Mais pour utiliser cette méthode, on a besoin de support en bois pour maintenir le plant, dont le prix atteint 12 L.E. la pièce, les frais nécessaires pour couvrir un feddan atteignent les 1200 L.E. et ce, sans compter d’autres besoins », explique Guébril Abou-Srie, jeune agriculteur de 25 ans. « Et tout cela en prenant en considération les grands efforts déployés pour prendre soin de la culture et la récolte. On a besoin ici d’un personnel bien formé pour nous aider, entre 5 et 7 personnes. Le salaire de chacun atteint 150 L.E. par jour et ce sont souvent des hommes qui font ce boulot », dit-il.
Et d’ajouter que durant la saison de la récolte, ces derniers cèdent leur place aux femmes qui perçoivent un salaire journalier de 80 L.E., et ce, pour cueillir deux tonnes et demie de tomates chacune par jour. Guébril a acheté la bague de fiançailles de sa dulcinée lors de la dernière récolte et il s’apprête cette saison à construire le deuxième étage de sa maison avant de se marier. Tout compte fait, la « folle » tomate lui a bien porté bonheur !
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