«Tu accoucheras dans la douleur ». La Bible le dit, tout le monde le sait. Une douleur positive, porteuse d’une bonne nouvelle. Normale, naturelle, presque saine. Ou, du moins, voilà comment elle doit être. Mais ce n’est pas toujours le cas. Pour Héba, 37 ans, maman de deux petits enfants, c’est le premier accouchement qui a laissé des traces. Elle énumère: « Déclenchement forcé, touchers vaginaux intempestifs et douloureux, percement de la poche des eaux pour accélérer le travail, péridurale imposée et épisiotomie pratiquée sans consentement. Je ne me sentais ni écoutée, ni respectée, mais plutôt oppressée et stressée. J’ai eu l’impression qu’on m’a volé mon accouchement », raconte Héba, qui a vécu très mal l’attitude et le ton du personnel médical qui la pressait sur un ton qu’elle juge brutal. « Eux, ils sont habitués, mais pour nous, c’est une expérience unique. La moindre des choses c’est de communiquer avec la femme qui accouche et d’essayer de trouver un terrain d’entente commun », poursuit-elle.
Idem pour Naglaa, 29 ans, dont l’accouchement de son bébé est le pire souvenir de sa vie. Tout a commencé lorsque les contractions, douloureuses, se rapprochent et le col de l’utérus commence à se dilater. Le gynécologue est arrivé alors avec des forceps. Mais comme cela ne marchait pas, il a ajouté une ventouse. Sans jamais rien lui expliquer. Les jambes écartées, Naglaa est tétanisée. Elle a demandé si les forceps n’allaient pas faire souffrir le bébé. Le gynécologue a balayé sa demande en baissant les yeux. Allongée sur la table d’opération, elle sent les scalpels lui déchirer les entrailles. Elle hurle de douleur. « On m’a donné une dose d’anesthésie, mais le cathéter était mal installé et, par conséquent, ça n’a pas fonctionné », raconte-t-elle avec une voix brisée. Une fois que le gynécologue a annoncé voir la tête, Naglaa était une « boule de douleur ». « Cette douleur n’a pas pris fin après la naissance. On me répétait que c’était normal. J’ai subi une erreur médicale, j’ai eu lésion des sphincters de l’anus et j’ai dû me faire opérer par la suite », se souvient-elle. « On aurait pu m’éviter toute cette souffrance en passant plus vite à la césarienne », dénonce Naglaa, qui hésite à revivre une autre grossesse pour ne pas revivre une expérience similaire.
Leurs témoignages disent la douleur, le sentiment d’avoir été déshumanisées, dépossédées de ce moment de vulnérabilité ultime qu’est la naissance d’un enfant. Leurs histoires se retrouvent autour de traits communs : humiliation, stress, manque d’écoute et d’empathie, voire brutalité. Elles répondent au nom, encore tabou, de violences obstétricales. Sujet à controverse dans le milieu médical, le terme englobe toutes les formes de maltraitance, intentionnelle ou non, qui surviennent autour de l’accouchement et du post-partum: de la parole blessante aux actes médicaux imposés ou non expliqués en passant par l’absence de prise en charge de la douleur. Selon une étude de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), une femme sur trois juge son accouchement traumatisant. Près d’une femme sur dix souffrirait même de troubles de stress post-traumatique, avec des cauchemars, des angoisses ou encore le renoncement à l’idée d’avoir un autre enfant. « Les directives de l’OMS promeuvent des soins maternels respectueux pour toutes les femmes, c’est-à-dire des soins qui préservent la dignité, la confidentialité, garantissent l’absence de préjudices et de mauvais traitements et permettent un choix informé et un soutien continu pendant l’accouchement », a souligné l’OMS le 25 novembre dernier, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, y compris la violence obstétricale.
Pour le psychiatre Mohamad Yasser, l’accouchement est, en soi, une épreuve physique et psychologique très intense. Une douleur insoutenable ou des instructions données dans l’urgence peuvent être vécues comme des agressions. C’est pour cela qu’il faut discuter en amont de ce que la femme envisage. « Lorsqu’un lien de confiance existe avec le médecin, il n’y a généralement pas de problème. Il existe parfois un gouffre entre le déroulement d’une situation et le ressenti de la patiente. Un accouchement où tout se passe bien médicalement parlant peut être traumatisant pour la mère et vice versa. Il n’y a pas toujours d’explication logique ou tangible », précise-t-il tout en ajoutant que c’est toute une culture de l’accouchement qui est mise en cause. « On ne prépare pas assez bien les femmes », constate Dr Yasser.
L’art de la « gestion du risque »
La violence obstétricale varie d’un cas à l’autre, mais a un grand impact sur les femmes.
Mais comment en arrive-t-on à la violence ? Moustapha Assem, un gynéco-obstétricien qui pratique depuis 30 ans, se justifie, mais aussi se remet lui-même en question. « J’ai probablement déjà fait des violences obstétricales de façon non intentionnelle », dit-il, tout en ajoutant qu’il a déjà refusé à des patientes une péridurale parce qu’elles étaient sur le point d’être prêtes à pousser. « Je les faisais attendre un peu, en leur disant : Tu es presque rendue. Peut-être que c’était de la violence, d’après elles. Alors que pour l’analgésie péridurale, il faut savoir que quand la douleur a été très forte, très longtemps, les récepteurs de la douleur sont complètement saturés », explique-t-il, tout en assurant qu’il aurait beau rajouter du produit anesthésiant, cela ne servirait à rien. « Dans ces cas-là, il vaut mieux endormir complètement la patiente. Mais si elle ne voit pas la naissance de son enfant, est-ce qu’elle ne sera pas traumatisée aussi d’avoir manqué ce moment ? », poursuit-il. Et d’ajouter : « On a souvent de jeunes femmes qui, avant l’accouchement, n’ont jamais fait d’examen gynécologique. Le moindre geste ordinaire leur paraît alors une sorte de violation. Vous vous imaginez une femme qui n’est jamais montée sur un fauteuil gynécologique et qui subit, d’un coup, tous les gestes médicaux normaux doublés à la douleur, c’est normal qu’elle se sente traumatisée, mais ce n’est pas notre faute ! ».
De manière générale, pour les professionnels, tout dépend du contexte, au cas par cas. Mais certains admettent ressentir une intensification de la pression dans leur métier, voire se sentir débordés par leur charge de travail. Dr Tharwat Al-Ahwany explique que le contexte pèse lourd dans la prise de décision. « Vaut-il mieux prendre le risque de ne pas faire d’épisiotomie quitte à faire face à une déchirure beaucoup plus gênante pour la femme ou vaut-il mieux faire l’épisiotomie par précaution, sans savoir s’il y aurait eu ou pas une déchirure? Qui a envie de risquer une mort in utero parce qu’on a trop hésité à déclencher un accouchement ? Bref, c’est l’art délicat de la gestion du risque », souligne-t-il. Il explique aussi que si on n’explique pas toujours tout aux patientes, c’est parce qu’elles risquent ou bien d’avoir encore plus peur, ou de ne pas comprendre, alors que la situation peut parfois se dégrader en quelques minutes et le temps est compté.
Mais les patientes interprètent cela comme un manque de communication. « On entend souvent que le plus important, c’est que le bébé soit en bonne santé, mais la prise en charge de la mère est toute aussi importante », estime Farida, qui se dit traumatisée par son accouchement. Pour elle, l’examen gynécologique est déjà humiliant. Car Farida se rendait dans un hôpital universitaire. « Je me suis trouvée face à une dizaine d’étudiants sans être au préalable été mise au courant. J’avais l’impression d’être un mannequin test en plastique », raconte-t-elle.
Une violence obstétricale qui varie d’une personne à l’autre, et d’une culture à l’autre, mais qui a grand impact sur les femmes. Raison pour laquelle la gynécologue Hanaa Aboul-Kassem a lancé une campagne en ligne sur sa page Facebook, afin de dénoncer cette violence. « A une certaine époque, la société a pris conscience de la violence conjugale et a décidé qu’il fallait sortir de la chambre à coucher. Il est maintenant temps de la faire sortir de la chambre à accoucher », conclut-elle .
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