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Anatomie d’une époque charnière

Amira Doss , Jeudi, 05 décembre 2024

Durant les 30 dernières années, l’Egypte a témoigné de mutations profondes allant de la mondialisation à la révolution technologique en passant par la transformation de l’espace urbain, mais aussi de la sphère politique. Des évolutions que l’Hebdo a suivies de près. Décryptage.

Anatomie d’une époque charnière

Un tournant ? Un choc ? Le début d’une nouvelle époque ? Peut-être. Difficile de trouver les mots pour parler de l’Egypte des années 1990. En tout cas, il suffit de revenir avec sa mémoire 30 ans en arrière pour se rendre compte que ces années ont changé beaucoup de choses. Tout commence par la première guerre du Golfe, avec l’Egypte comme principal contributeur au sein de la coalition qui doit libérer le Koweït à travers l’opération « Tempête du désert ». Quelques mois plus tard, en 1992, c’est un séisme d’une magnitude de 5,9 qui secoue l’Egypte, fait des centaines de morts, des milliers de blessés et laisse plus de 50 000 personnes sans abri. L’Egypte accueille en 1994 la Conférence internationale de l’ONU sur la population et le développement (ICPD) qui regroupe au Caire 179 gouvernements, un événement-clé qui vise à garantir à toutes les populations l’accès aux services de base. La conférence aborde les problèmes de l’urbanisation et des migrations et soutient le développement durable.

Très vite, les mutations se succèdent et l’on assiste à l’émergence d’un nouvel espace urbain. A tel point que l’on a l’impression que le paysage socio-urbain de l’Egypte d’aujourd’hui ne ressemble en rien à celui des années 1990. En 1994, l’Egypte avait une population de 56 millions d’habitants, presque la moitié de la population actuelle (107 millions selon le dernier recensement de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS), un taux de chômage de 11 % (réduit à 6,7 % en 2024).

 Les zones informelles étaient partout et les transports en commun laissaient à désirer. Les cabines téléphoniques faisaient encore partie du paysage avant que le réseau de téléphonie mobile ne contribue à leur disparition.

Cette dernière décennie du XXe siècle a ouvert de nouveaux horizons pour l’Egypte. On assiste à une diffusion exponentielle des antennes paraboliques et on voit apparaître les premières chaînes satellites égyptiennes, ainsi que l’installation du réseau Internet en 1992, suivi des premiers services GSM pour téléphones portables en 1996. Sans oublier les chaînes de fast-food à l’américaine et le premier McDonald’s en 1994. C’est aussi l’ère des premiers centres commerciaux (Malls).

L’Egypte connaît un développement urbain immense, une infrastructure nouvelle, elle n’a plus rien en commun avec son paysage urbain des années 1990.

La construction de villes intelligentes et durables, l’élimination des bidonvilles, le lancement d’une série de méga-projets, le développement des aéroports, l’expansion du réseau routier, les capacités logistiques de l’Egypte et les progrès réalisés dans le domaine de l’urbanisation sont indéniables.

Aujourd’hui, l’urbanisation est la caractéristique qui distingue l’Egypte de 2024. Or, certains aspects de cette urbanisation révèlent un autre côté de la société égyptienne d’aujourd’hui, marqué par les écarts. Les quartiers résidentiels fermés ne sont qu’un symbole de cet écart. Ce mode de logement qui tire ses origines dans les années 1990 est aujourd’hui favorisé par la classe aisée, changeant ainsi le visage de la capitale et accentuant l’idée de fossé. « Ces quartiers fermés répondent à un désir d’éloignement, d’être à l’écart du chaos et du bruit de la capitale, avec un cadre de vie privilégié. Une sorte de mise à l’écart volontaire, l’idée est de se mettre à l’écart de l’autre. C’est une distinction révélatrice d’un mode de vie différent qui donne lieu à un nouvel usage de l’espace public », explique Nizar Al-Sayyad, socio-urbaniste et auteur du livre Le Caire et son histoire.

D’après Al-Sayyad, ce n’est là que l’un des aspects de cette « mise à l’écart » non seulement spatiale, mais aussi sociale, de plus en plus ressentie en Egypte.

« Ce nouveau chez-soi ne veut pas forcément dire que l’on s’isole des autres, mais que l’on cherche une certaine liberté, on cherche à fuir la ville trop polluée, trop bruyante », a expliqué Al-Sayyad.

Or, ces quartiers fermés sont non seulement un microcosme de cet écart social, mais aussi une nouvelle identité de la société, qui met plus l’accent sur l’individuel, le soi aux dépens du collectif.

Le langage à la mode est celui du développement personnel, de l’exploration de soi, de l’introspection. Tout commence par soi. Une volonté de rupture propre à notre époque, une nouvelle mentalité qui, d’après les sociologues, ne peut être étudiée à l’écart de la révolution technologique et de l’émergence des réseaux sociaux dans les années 2000. Cette révolution qui a préparé le terrain à d’autres changements majeurs de notre société.

Vivre au rythme du monde

Les métamorphoses se sont succédé, de nouveaux modes de consommation ont fait leur apparition bouleversant peu à peu cette image d’un pays à l’infrastructure modeste.

Ces changements sont intervenus à l’ombre d’un discours nouveau, celui de la mondialisation. « Il n’existe qu’un seul monde », disait-on à l’époque. Les économies fonctionnaient de plus en plus comme une chaîne dont les maillons sont interdépendants avec en toile de fond une accélération des échanges et la révolution technologique. Le contexte mondial n’était pas moins complexe. Entre la chute du mur de Berlin et l’effondrement des deux tours jumelles, les années 1990 ont inspiré les philosophes et les politiciens. Il n’est donc pas étrange que Francis Fukuyama ait écrit en 1992 son célèbre ouvrage La fin de l’histoire, où il a introduit la théorie du début d’une nouvelle ère et la fin du monde tel que nous le connaissons.

Signe de l’entrée de l’Egypte dans cette mondialisation au rythme effréné : en 1991, le pays signe avec le Fonds Monétaire International (FMI) son programme de réforme économique et son plan d’ajustement structurel. En 1996, l’Egypte décide d’accélérer son entrée dans l’ordre mondial. L’accord conclu avec le FMI annule une partie de la dette de l’Egypte et garantit au pays de nouvelles possibilités d’emprunt au niveau international, en échange de profondes réformes, visant à garantir le passage à l’économie libérale. « C’est la thérapie de choc introduite par le FMI. C’est dans les années 1990 qu’on nous a imposé l’idée d’un capitalisme triomphant et de l’absence totale d’alternative. On a alors commencé à propager l’idée de la victoire idéologique du néo-libéralisme et de la globalisation heureuse. Et l’Egypte ne pouvait pas y échapper. Sinon, elle resterait à l’écart du monde », analyse Dr Soha Al-Aqqad, professeure de socio-économie.

Aujourd’hui, la dimension sociale de cette mondialisation accrue est au coeur de l’intérêt des Egyptiens. Le citoyen en 2024, devenu expert en économie, suit de près les nouvelles du prêt du FMI, les taux d’inflation, la hausse des taux de change du dollar, et avant tout, les nouvelles sur une éventuelle hausse des revenus pour aller de pair avec les dernières hausses des prix. Le gagne-pain fait d’ailleurs l’objet de discussions quotidiennes dans les cafés ou les transports en commun, et il y a une constante préoccupation, celle de joindre les deux bouts.

Aujourd’hui, l’accent est mis sur la protection sociale et l’insertion pour alléger ce fardeau qui pèse sur le citoyen.

 Dans le dernier rapport du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) sur le développement humain en Egypte, publié en 2021, les preneurs de décision mettent l’accent sur le développement en tant que droit pour tous. Au coeur de ce rapport, l’objectif stratégique de l’Egypte, celui d’améliorer la qualité de vie du citoyen en lançant des projets et des initiatives majeurs dans les secteurs de l’éducation, de la santé, du logement et des services publics, afin de fournir une vie digne aux Egyptiens.

Le rapport salue le programme de réforme appliqué par l’Egypte qui a placé le développement humain au centre de ses préoccupations. Des indices sont là pour le prouver, l’espérance de vie et l’accès aux soins se sont améliorés, le taux de mortalité est en baisse, le nombre d’enfants scolarisés est en hausse. Il y a aussi les programmes de protection sociale tels que Hayah Karima (vie décente), Bidaya (début) et Takafol wa Karama (solidarité et dignité).

Deux révolutions

Mais outre le changement de l’espace urbain et les péripéties de la mondialisation, c’est la sphère politique qui connaît une grande mutation. En 2011 tout d’abord avec la Révolution du 25 Janvier. Les Egyptiens descendent dans les rues. Les villes et les agglomérations urbaines sont l’épicentre d’une grande mobilisation. Les Egyptiens scandent : « Pain, liberté et justice sociale ». La révolution conduit le président Hosni Moubarak à renoncer au pouvoir en février 2011 et mène à l’avènement par la suite d’un gouvernement islamiste. Mais incapables de répondre aux attentes des Egyptiens, les Frères commettent erreur sur erreur. Deux ans plus tard, les Egyptiens reprennent par millions le chemin de la rue. Ils réclament le départ du régime islamiste.

« Ces deux révolutions en moins de deux ans vont changer non seulement le visage de l’Egypte mais aussi son destin et son image dans le monde. L’Egypte a retrouvé sa stabilité, repris sa place sur la scène internationale et son rôle dans la diplomatie. C’est le début d’une ère nouvelle, d’une Egypte moderne, capable de changer son destin et digne du respect et de l’admiration du monde », explique Abdel-Hamid Al-Kayyaly, auteur d’une étude sur la révolution et la mémoire collective.

Le plus grand changement, d’après lui, a été celui du citoyen lui-même. « Une révolution n’est pas uniquement un acte de protestation politique, c’est le fait de développer une mentalité différente. C’est notre capacité à faire face à nos batailles quotidiennes avec détermination, convaincus que nous devons obtenir nos droits. C’est la manière dont les gens ont revu leurs priorités », explique Al-Kayyaly. Et d’ajouter : « Ces deux révolutions, considérées comme l’événement le plus marquant que l’Egypte a connu ces dernières années, ont été un moteur de changement. Elles ont changé notre regard sur nous-mêmes et sur l’autre, nous libérant de tous les stéréotypes. Elles ont créé ce que nous appelons la citoyenneté active, c’est-à-dire que chacun a un rôle à jouer. Sur la petite échelle, les gens se sont peu à peu débarrassés des contraintes qui limitaient leur potentiel. C’est un nouveau système de valeurs. On voit de plus en plus de gens qui changent de carrière, de relations, de trajectoire ... nous nous sommes posé des questions sur le sens de notre vie ».

La motivation et la confiance en soi sont, selon Al-Kayyaly, à l’origine de cette nouvelle culture qui permet à chacun d’exploiter et d’explorer ses compétences. « C’est un nouvel état d’esprit que nous avons cultivé », affirme-t-il.

 De Facebook à Instapay, la révolution numérique

A l’aube de l’an 2000, les modes de communication changent la vie des Egyptiens à jamais, influençant les relations des uns avec les autres et créant de nouveaux liens. Les relations à distance et les interactions en ligne changent la nature des relations humaines. Avec 82 millions d’usagers d’Internet, 110 millions de lignes de téléphones portables, 44 millions d’utilisateurs de Facebook, 45 millions pour YouTube et 23 millions sur TikTok, l’Egypte reste le pays leader des réseaux sociaux en Afrique. L’Egypte, selon les chiffres de Google, est le neuvième marché de Facebook dans le monde. Ces chiffres sont la preuve d’une réalité étrange mais vraie : il n’existe aucun lien entre le niveau de vie du citoyen en Egypte et l’usage des réseaux sociaux. Il s’agit d’une société connectée au monde.

Un nouveau mode d’expression voit le jour issu de ces nouveaux réseaux, devenus des espaces de contestation. Au fil des ans, le numérique est devenu le mot d’ordre, les plateformes et les applications ont rendu tous les services accessibles et à portée de main. Au lieu d’attendre pendant des heures à la banque, aujourd’hui, les virements se font par Instapay en un clin d’oeil.

Et si pour les plus aisés, le divertissement est sur Netflix ou Amazon prime, pour d’autres, Shahid et Watch It sont abordables.

Que ce soit en 2024 ou dans les années 1990, peu importe les bouleversements et les changements de paysages, une société n’est-elle pas faite de rapports, de relations sociales d’une grande diversité, de multiples activités humaines ? « Notre société est le résultat d’échanges quotidiens, d’un ordre à part, peu importe les événements politiques et économiques. Cette société est faite d’habitudes, de fêtes, de rites, de gestes, d’histoires, de paysages familiers, de nourriture et de saveurs. C’est ainsi que l’identité d’une société est faite », analyse l’écrivain Ayman Zoheiry, auteur du livre Le statut de la société égyptienne.

Pour Zoheiry, chaque époque a sa particularité, ses maux et aussi son charme. « L’âge d’or » est un véritable mythe. La fonction du mythe est d’évacuer le réel.

Avec du recul, on constate que le visage de l’Egypte a beaucoup changé au cours des 30 dernières années. Regarder derrière peut susciter de la nostalgie pour une époque ou l’autre. Mais, l’Egyptien, lui, a-t-il pu s’adapter aux changements de sa société ? En 2024 comme en 1990, il se démène pour son gagne-pain quotidien, attend impatiemment le match de foot de son équipe préférée et cherche à améliorer ses conditions de vie. Que ce soit par l’intermédiaire des accords de prêt avec le FMI ou par la création de nouveaux méga-projets.

Dans son dernier rapport publié en 2023, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) met l’accent sur l’importance d’un nouveau contrat social pour faire face aux défis qui bouleversent actuellement nos sociétés.

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