Avant chagaret al-rommane, (les ombres du grenadier), il faut se libérer de toute arrièrepensée sur son auteur. Mieux vaut que le lecteur ne soit pas à l’affût du romancier, d’autant plus que ce dernier fait partie de ces intellectuels encyclopédiques qui veulent donner une touche de prestige à leurs projets intellectuels fatigants en se lançant dans l’écriture créatrice. Comme si celle-ci constituait le repos du guerrier. Que veut dire l’auteur dans ce livre et non pas comment le dit-il ? Telle est la question. Le texte pourrait se lire comme une tentative de défoulement de la part de cet écrivain engagé, et marxiste jusqu’à la moelle, depuis qu’il a présidé l’union estudiantine de l’Université d’Oxford, en 1965. Il est connu pour son opposition farouche à l’empire américain et à ses tendances colonialistes. Le lecteur plonge dans ce roman au risque de s’y noyer, préoccupé par les destins de ses héros tragiques inexorablement entraînés vers leur sort ou leur mort. Il ne s’agit pas d’un roman étalant de simples idées, mais d’un édifice relatant un itinéraire historique houleux, ancré dans ce moment où le monde d’une famille s’écroule, 7 ans après la chute de Grenade (1492). L’auteur ne recourt ni à des formules qui sonnent bien, ni à des expressions toutes faites, il ne pleure pas le paradis perdu, comme d’aucuns le feraient. Il tire les fils compliqués d’un réseau, où interfèrent des relations sociales, des philosophies et des religions. Il met en garde les nouveaux racistes, de l’époque comme d’aujourd’hui, contre « l’incinération dangereuse », en référence aux destructions qui ont suivi la fin de la domination musulmane sur le sud de Les victimes n’en seraient pas seulement les musulmans et les juifs, après que les catholiques eurent confisqué les propriétés de ces derniers pour les répartir entre « l’Eglise catholique et le trône » en plus d’interdire toute pratique des rites de l’islam ou de la langue arabe.
Un monde qui s’écroule
Un monde qui s’écroule et ses victimes qui se trouvent responsables de l’humiliation qui sévit : c’est ce qu’il décrit. Comme si cette chute était un destin historique prévisible et inévitable. Face auquel les musulmans se sont trouvés obligés de choisir entre la conversion au catholicisme et la mort. Certains optèrent alors pour le changement de foi tandis que d’autres choisissèrent une révolution armée qui n’aboutira jamais à la victoire. Avant l’affrontement armé, le vainqueur fixe son objectif, celuid’effacer la mémoire du vaincu. Dans la toute première scène du roman, (correspondant à la fin de l’année 1499), 2 millions de manuscrits « du registre florissant de 8 siècles » sont incendiés sur ordre du « moine de Satan », l’évêque Khiminiss De Sesniros, porte-parole de l’Eglise et du trône. Les manuscrits provenaient de 12 palais et de 195 bibliothèques de Grenade. Seules quelques centaines échappent à la destruction, les soldats croyant que les manuscrits les plus lourds étaient les plus importants. Ces manuscrits Maroc. Le moine de Satan était convaincu que mettre un terme à un culte ne pouvait se fairequ’en effaçant totalement la culture attachée à celui-ci. Il se considérait l’élu de Dieu pour accomplir cette mission. La nuit du bûcher fut sa véritable victoire … à l’exception de 300 manuscrits sur la médecine.
Eviter le manichéisme
Tareq Ali préfère ne pas partager le monde entre bons et méchants. Nous avons l’homme sage, Le Comte De Inigio Lopez De Mendoza, dirigeant et maire de Grenade qui se dresse contre le fanatisme du moine. Mendoza refuse le comportement du moine de Satan lui rappelant la tolérance des musulmans qui n’ont jamais incendié aucun temple, ni église pour édifier une mosquée. L’effusion de sang entraînerait, selon lui, une inévitable résistance de la part des musulmans et causerait davantage de victimes des deux côtés. La révolution couvait sous les cendres de la destruction et sa flamme naîtra avec le jeune Zoheir Ben Omar enthousiasmé par les paroles d’Ibn Daoud Al-Masri, un azharite, venu étudier la vie et l’oeuvre d’Ibn Khaldoun. Le roman ne reproduit pas l’Histoire, mais nous la rappelle. Comme s’il parlait de la révolution égyptienne du 25 janvier, fatiguée et avortée par des esclaves ignorant leur passé. Leur passé Mohamed Ibn Zaidoun dit : « La foi n’est pas responsable à elle seule de la réussite d’une lutte. Nous, les musulmans, tournons toujours notre dos au passé pour autant porter un regard sur le futur … Nous avons échoué à installer des fondements politiques susceptibles de protéger nos citoyens des caprices des souverains … Nous n’avons pas pu nous engager sur la voie de la stabilité et d’une gouvernance basée sur la raison ». Ibn Daoud Al-Masri dit que l’interprétation de la tragédie de l’Andalousie par le philosophe Ibn Khaldoun tient dans la formule suivante : « Les pierres démantelées ne peuvent en aucun cas édifier un mur solide pour protéger la ville ».
Puisque le roman est signé Tareq Ali, il est donc tout à fait normal d’y trouver une certaine sagesse. Cette fois-ci prononcée par lemalfaiteur Abou-Zeid Al-Meari, qui s’inspire de la philosophie d’Abou-Alaa, selon laquelle l’humanité est répartie arbitrairement en deux catégories « une canaille illuminée ou bien de stupides religieux ».
Le roman Les Ombres du grenadier et son auteur entrent en résonance avec l’essai d’Edward Saïd, L’Orientalisme, mettant en garde contre les possibles conséquences immédiates et historiques d’un monde dans lequel des musulmans pleins cependant de bonne volonté voient dans la chute de Grenade un signe de la colère divine, motivée par la négligence des instructions de la charia.
Zelal chagaret al-rommane (les ombres du grenadier), traduit par Mohamad Abdel-Nabi, aux éditions Koton Khan, 2012.
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