Al-Ahram Hebdo : Vous faites partie des organisateurs de la commémoration du centenaire de la naissance de Louis Awad. Pourquoi le comité d’organisation a-t-il intitulé la conférence « Louis Awad contemporain » ?
Assem Al-Dessouqi : Lors de la réunion de préparation pour la commémoration d’un des penseurs égyptiens les plus féconds de la seconde moitié du siècle, ce titre a assez vite émergé et nous l’avons tous accepté. Nous étions convaincus qu’il s’agissait du slogan le plus adéquat, parce que ce grand penseur a inspiré beaucoup de débats encore d’actualité.
Louis Awad, né en 1915, avait abordé dans son oeuvre des sujets très variés qui ont beaucoup fait débat à l’époque de leur publication. Plus de cinquante ouvrages sur l’histoire de l’Egypte, sa relation avec le monde arabe et sur la langue arabe elle-même, étaient à l’origine de controverses passionnantes. « Contemporain » est adéquat, parce que ces questions sont vivantes jusqu’à aujourd’hui et n’ont pas été encore tranchées. Citons à titre d’exemple l’enseignement en Egypte, le nationalisme, l’union arabe, la diversité culturelle, la modération, la démocratie et la laïcité. Il était aussi le seul à publier un ouvrage sur l’histoire de la pensée égyptienne depuis l’époque de Mohamad Ali. Un domaine qui n’a pas été débattu jusqu’à nos jours.
— Les intervenants ont notamment discuté des idées de Louis Awad au sujet de l’enseignement et du système éducatif en Egypte. Aujourd’hui encore, on se pose beaucoup de questions sur notre éducation. Quelles étaient ses suggestions ?
— Louis Awad était contre certains fondements de l’enseignement en Egypte. Il était par exemple contre l’enseignement de la religion dans les lycées. Pour lui, quelle que soit la religion, elle doit rester au sein de la famille, de la mosquée ou de l’église, et ne pas rentrer dans les lycées et même les écoles. Dans son autobiographie Awraq Al-Omr, Awad raconte qu’il a très mal vécu le fait d’être séparé de ses camarades musulmans pour les cours de religion. C’est pour cette raison notamment qu’il prône la laïcité à l’école. Cette question se pose encore aujourd’hui, et les responsables n’ont trouvé aucune solution. Ce grand penseur a également critiqué la division de l’enseignement secondaire en deux filières séparées : une avec uniquement les sciences naturelles, dites exactes, et une autre avec les sciences humaines, sociales et philosophiques. Pour Awad, ce système nourrit l’extrémisme religieux et l’intolérance, parce que les sciences dures sont basées sur des méthodes très rigoureuses qui mènent à une seule théorie. A la différence des sciences humaines, en maths, il n’y a pas de place pour la contradiction. Louis Awad prônait donc un enseignement plus diversifié. La philosophie et la logique devaient être enseignées aussi à ceux qui choisissent la filière sciences naturelles.
— Parmi les idées controversées de ce grand penseur : celle de l’arabité de l’Egypte … Comment Louis Awad voyait-il cette question ?
— Louis Awad était un libéral. Même après sa retraite en 1965, il écrivait des articles avec une grande liberté de ton. Non seulement ses idées lui ont coûté son poste de professeur à l’université, mais en plus, il a été emprisonné sous Nasser et sous Sadate. La plus importante et la plus controversée de ses thèses est sa mise en doute systématique de l’arabité de l’Egypte. Pour lui, l’Egypte est essentiellement pharaonique et méditerranéenne. Il ne croyait pas à l’union arabe, qu’il appelait légendes et mythes. Il estimait que les différences considérables de niveaux de développement entre les pays arabes empêchaient les pays arabes de s’unir. Pour le discréditer, ses opposants l’avaient surnommé « le copte damné ». Louis Awad pensait que l’union devait être entre les pays du Maghreb (Tunisie, Maroc, Libye, Mauritanie, Algérie), en tant que bloc, puis entre les pays du Moyen-Orient (Syrie, Liban, Iraq, Palestine). L’Egypte, quant à elle, devait être parmi les pays africains ; le Soudan, l’Ethiopie, l’Ouganda … D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, on continue de parler d’une Nation arabe qui n’a jamais vu le jour, et même d’une union toujours pas réalisée !
— Louis Awad pensait que pour faire face au fanatisme et à l’extrémisme religieux, il fallait adopter le principe de la laïcité. Le sujet reste toujours aussi sensible …
— Awad croyait à la laïcité. Par exemple, il trouvait très bien que dans les églises, il y ait un prêtre qui aide les gens à régler leurs problèmes sans faire appel à la religion. C’est-à-dire sans leur proposer de prier, mais en cherchant de vraies solutions. Il pensait toujours qu’une société de deux ou plusieurs confessions doit être régie par une séparation de la religion et l’Etat, sans imposer les règles d’une seule religion à toute la société. Il était en faveur de la pluralité et des institutions dans l’Etat, sans lesquelles il n’y a pas de modernité.
— Comment Louis Awad voyait-il l’Egypte moderne ?
— Pour lui, l’Egypte n’est jamais entrée dans la modernité. Dans les livres d’histoire, l’époque de Mohamad Ali est présentée comme un moment de modernité dans de nombreux domaines. Mais Awad était, lui, très critique sur les missions scientifiques qu’envoyait Mohamad Ali à l’étranger. En effet, selon lui, elles ont glorifié les progrès techniques de l’Occident dans le domaine de l’industrie et de l’agriculture, mais ces missions oubliaient de parler des progrès de la pensée.
Des savants, tel Rifaa Al-Tahtawi, n’ont rien dit sur la bourgeoisie en France, et le pouvoir absolu du roi qui a mené à la révolution contre le roi. Louis Awad était convaincu que l’Egypte ne serait pas moderne que si elle renonçait au principe du souverain-dieu. La modernité doit être un objectif du peuple et non un désir de la personne au pouvoir, comme Mohamad Ali. D’ailleurs, dans son essai sur la Révolution culturelle en Europe (la Renaissance), il défend les valeurs des Lumières et du rationalisme. Malheureusement, nous vivons toujours en Egypte dans le cadre du souverain tout-puissant.
— Plusieurs ouvrages de Louis Awad ont été confisqués et interdits. Pourquoi les idées des grands penseurs égyptiens ne sont-elles pas davantage étudiées aujourd’hui ?
— Dans les années 1970, il publie deux tomes de son « Histoire de la pensée égyptienne » qui, bien que salués par beaucoup, sont vite devenus des sources de polémique. Il y défend des personnalités unanimement décriées comme le khédive Ismaïl. En 1980, son « Introduction à la philologie arabe », où il développe la thèse de l’historicité de cette langue, lui attire les foudres de la faculté de théologie d’Al-Azhar, qui obtiendra l’interdiction de l’ouvrage. A mon avis, il y a deux raisons pour l’interdiction et la censure des penseurs égyptiens : soit que les idées touchent aux intérêts du pouvoir, soit qu’elles questionnent le patrimoine culturel et débattent de la religion. Dans ces deux cas, les autorités veulent se débarrasser du penseur immédiatement.
— Si Louis Awad était vivant aujourd’hui, comment aurait-il commenté la situation en Egypte ?
— Face à la détérioration des services, des droits, à la multiplication des conflits pour le pouvoir et au développement de l’extrémisme religieux, je pense qu’il aurait dit : « C’est ce dont je parlais depuis toujours ! ».
Jalons :
Janvier 1915 : Naissance à Minya en Haute-Egypte.
1940-1954 : Premier Egyptien à diriger le département d’anglais de la faculté des lettres de l’Université du Caire.
1986 : Ordre de Chevalier de la Culture et de la Science du gouvernement français.
1988 : Prix d’Estime de l’Etat pour les lettres.
1996 : Légion du Mérite, de premier ordre, lors la Journée de la science.
1990 : Décédé en septembre.
Lien court: