La réédition des mémoires d’Inji Efflatoun (1924-1989) revêt une importance particulière à deux niveaux. D’abord parce que la première parution est d’origine koweïtienne, en 1993, à travers les éditions Soad Al-Sabbah. Cette fois-ci c’est une maison égyptienne, Al-Saqafa Al-Guédida, qui prend le relais. Mais surtout parce que l’itinéraire de cette artiste de renommée mondiale fait partie de l’histoire des luttes sociales de l’Egypte, luttes toujours au centre du débat contemporain.
Efflatoun décède en 1989. C’est son ami Saïd Khayyal qui publie les notes de la peintre à titre posthume. Il y écrit dans la préface : « Inji est une militante socialiste, celle qui était toujours en première ligne, une vraie leader du mouvement féministe! Elle a beaucoup sacrifié pour sa patrie et pour aider les pauvres ».
Dans ses mémoires, Inji révèle aussi quelques pistes sur ses origines. Et sur son nom signifiant Platon, en arabe. Inji est née dans une famille aristocratique. Son père et sa mère étaient cousins. Après sa naissance, sa mère divorce et part avec Inji et sa soeur aînée, Gulpérie. Plus tard, sa mère deviendra la première styliste de mode égyptienne à posséder sa propre marque.
Inji hérite probablement de la forte volonté de sa mère, de sa détermination et de son sens de l’indépendance. Autant de qualités qui la mettent en conflit avec le collège du Sacré-Coeur d’où elle est presque mise à la porte.
A 17 ans, Inji ne parle pas l’arabe, seulement le français. Elle cherche très vite à combler ce qu’elle considère comme un manque pour s’engager pleinement au côtés des marginalisés, des femmes ou des pauvres.
Telmissany,
le maître et l’inspirateur
Sa rencontre avec Kamel Al-Telmissany, grand peintre de l’époque qui faisait partie du groupe L’Art et la liberté, restera un moment décisif pour Inji. Il devient rapidement son maître mais au prix de gros efforts, comme elle le révèle elle-même: « Je n’oublierai jamais ce qu’Al-Telmissany m’avait dit. Il avait accepté ce travail de maître sans aucun espoir, il l’a même considéré comme une perte de temps et comme une concession sur ses principes. Il estimait qu’il n’y avait pas d’utilité pour une jeune fille de la grande bourgeoisie d’apprendre le dessin comme elle apprendrait la cuisine, la couture ou le piano. Kamel Al-Telmissany a été déçu et, plus il était déçu, plus je m’appliquais ».
Elle avoue qu’au début, les cours de Kamel Al-Telmissany n’était pas des leçons de peinture mais plutôt des leçons magiques sur le monde et sur la vraie Egypte. « L’art qui n’est autre que l’expression sincère du moi et de la société », avouait Inji. Pour elle, l’art sera aussi un moyen de se libérer de l’académisme et des modèles importés de l’Occident.
Son intégration dans le monde de l’art égyptien sera rapide: en 1942, elle a déjà participé avec L’Art et la liberté à nombre d’expositions d’avant-garde, avec ses aînés comme Ramsès Younan, Al-Telmissany, Fouad Kamel ou Mahmoud Saïd.
Sa famille a beau essayé de la persuader de partir à l’étranger, en particulier à Paris, pour apprendre les beaux-arts, mais elle insiste fermement à rester en Egypte. De 1942 à 1952, elle travaille et suit des ateliers avec Margo Veillon et Hamed Abdallah et rejoint le département des beaux-arts, de l’Université du Caire, sous le statut d’auditeur libre. Inji devient la première artiste femme à présenter une exposition solo, en 1952.
L’influence d’Al-Telmissany ne se limite pas à l’art et s’étend à sa vision du monde et ses idées progressistes. En 1944, elle devient membre d’Iskra, une organisation communiste. La presse de l’époque met en contradiction les origines aristocratiques d’Inji avec ses penchants communistes. Son mari passera deux ans en prison pour appartenance à une organisation communiste. Celui-ci décède peu après, à 34 ans, d’une hémorragie cérébrale.
En 1952, Inji quitte Iskra pour le Mouvement démocratique pour la libération nationale (HADITU) qui apporte un soutien aveugle au régime de Nasser en dépit. Puis elle rejoint le Parti communiste Egyptien. Suite à la campagne d’arrestation contre les communistes en 1959, Inji s’enfuie. Elle sera cependant rapidement arrêtée suite à la trahison d’un camarade.
Les quatre ans qu’elle passe en prison se révéleront comme une période exceptionnelle dans sa production artistique. Durant quatre ans, elle peint le monde féminin de la prison: voleuses, prostituées, trafiquantes, gardiennes et geôlières.
Les mémoires sont complétés d’une cinquantaine de reproductions de ses oeuvres et d’une douzaine de lettres écrites à sa soeur.
Mozakerrat Inji Efflatoun: Min Al-Tofoula Ila Al-Segn (les mémoires d’Inji Efflatoun : de l’enfance à la prison) d’Inji Efflatoun, revu et préfacé par Saïd Al-Khayyal, aux éditions Dar Al-Saqafa Al-Guédida, Le Caire, 2014.
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