Une manière de vaincre l’oubli est de passer par l’art. L’artiste n’est-il pas un démiurge qui reproduit dans son imagination ce qui se développe collectivement autour de lui ou dans son propre univers ? Auteur, peintre, musicien … tout créateur est porteur d’une vérité qu’il ne comprend pas, mais qui le comprend. Pour lui, tout est jeu de représentation, de va-et-vient entre l’imaginaire et la réalité. Conscient que le monde est une simple projection de cette représentation, de cette création qui l’emporte vers l’infini. Sa vocation est de s’émerveiller face au spectacle de la vie, ne craignant point de reconnaître l’individu dans sa majesté, de raconter son histoire telle qu’il la voit et de nous faire ressentir ses émotions.
Dans son oeuvre Mary et le prophète, publiée en arabe aux éditions Al-Hala, Salim Badaoui explore cette relation singulière entre Gibran Khalil Gibran, auteur du Prophète, et Mary Elizabeth Haskell, la muse et le mécène américain qui a cru en lui.
Salim Badaoui est un auteur et journaliste libanais qui a fait ses débuts dans la presse écrite à Beyrouth en 1979, puis à la radio, occupant le poste de grand reporter et rédacteur en chef à Radio Monte Carlo, Moyen-Orient. Il a également écrit quelques ouvrages littéraires et poèmes, dans lesquels on retrouve un message d’amour, une invitation à l’élévation de soi, à l’épanouissement, à la paix.
Entre Khalil Gibran et Salim Badaoui, nombreux sont les points de rencontre. Tous deux sont singuliers, tous deux ont gardé en eux un Liban qu’ils ont dû quitter. Pour eux, le fait d’écrire possède une dimension mystique, une expansion de soi qui permet de graver leurs noms dans « l’immortel ».
Pour Badaoui, seule la parole permet à l’homme de devenir immortel, « d’aller au-delà de sa simple existence, de ne jamais se contenter d’une étape acquise. Chaque désir satisfait est le point de départ d’un nouveau désir. S’arrêter, se replier sur soi, c’est trahir le rythme même de la vie, de l’existence », révèle Salim Badaoui.
Gibran lui aussi considérait qu’avec des idées immortelles et de principes intemporels, il peut rendre son nom éternel. « Vous n’êtes emprisonnés ni dans vos corps, ni dans des maisons et des champs. Ce qui vous habite est plus haut que la montagne et erre avec le vent. Cet esprit libre qui enveloppe la terre et l’univers ».
C’est cette découverte de la beauté de l’existence humaine qui donne à l’oeuvre de Badaoui tout son charme. Loin des enseignements spirituels, il cherche à saisir un autre côté du personnage de Gibran, un côté plus humain, plus terrestre. Il tente de découvrir comment cet amour discret pour Mary Haskell a changé le destin de l’un des écrivains les plus populaires de l’histoire humaine.
Rencontre avec la muse
Dans son livre, Badaoui a voulu rendre justice à cette femme exceptionnelle, qui est Mary Haskell. « La femme qui a cru en lui, qui lui a tendu la main et le coeur. Sa confidente, sa bienfaitrice, son éditrice, la première à lire ses textes, celle qui l’a incité à écrire des oeuvres dans la langue de Shakespeare, celle qui a financé son voyage à Paris pour développer ses talents en peinture et perfectionner sa technique picturale », raconte Salim Badaoui. Bref, le monde n’aurait pas connu le Gibran qu’il était devenu si Mary Haskell n’avait pas frappé à ses portes.
« J’espère que le jour viendra où je pourrai dire que je suis devenu artiste grâce à Mary Haskell », a écrit Gibran dans l’une de ses lettres à Mary. Pour lui, seule cette femme avait le don de le comprendre. « Ta compréhension est la liberté la plus paisible que j’aie connue. Chère Mary, quand la brume envahit le (je) en moi, je lis tes lettres. Tu es le lieu de repos pour mon âme », lui écrit Gibran.
Dans Mary et le prophète, on explore la nature de cet amour, de ce don d’être vu par l’autre. L’auteur met en relief le rôle de cette philanthrope depuis leur première rencontre à Boston en 1904. Impressionnée par son art et ses talents, elle devient « l’ange qui me conduit vers un avenir splendide et m’ouvre la voie de la réussite ».
Beaucoup plus qu’une bienfaitrice, Salim Badaoui nous explique que Mary Haskell était pour Gibran une âme soeur. « C’est grâce à sa générosité qu’il a survécu en tant qu’artiste et à son amour qu’il s’est retrouvé en tant qu’homme. Leur relation transcendait toute définition. C’est seulement lorsqu’elle apprend sa mort que Mary a rompu avec la discrétion. Elle voulait que son nom soit honoré au côté du sien », révèle Badaoui.
Mary, elle, en sacrifiant son amour pour lui, a rejeté son offre de mariage, préférant que leur relation demeure platonique, a choisi de donner une notion plus éternelle à leur relation. N’est-il pas vrai que c’est à l’heure de la séparation que l’amour se découvre dans toute sa profondeur ?
Spiritualité orientale et philosophie occidentale
Mary Haskell en était consciente. Ensemble, Mary et Khalil disséquaient le monde qui les entourait, que ce soit à Boston ou à New York, échangeant leurs réflexions sur l’amour, la vie, Dieu, le travail ... La femme est pour lui un miroir qui permet à l’homme de mieux se connaître. Il y découvre son propre reflet. C’est grâce à ces réflexions que ce fou mystique puisse créer l’ouvrage de référence, de sagesse le plus important. Le Prophète est ainsi le fruit d’une symbiose entre la mystique spiritualité orientale et la philosophie occidentale.
Un autre point de rencontre entre Gibran et Badaoui, témoins de cette imbrication de deux univers, si proches et si lointains. Laissant l’inspiration les guider, ils abordent des thèmes et messages universels de ces deux univers en apparence opposés, mais qui finissent par se compléter.
Dans leur vie comme dans leurs oeuvres, ils expriment une identité culturelle, plus ouverte, plus tolérante, et surtout plus universelle, en dehors des contraintes politiques et sociales. Mais ce qu’ils ont encore de commun, c’est qu’ils partagent ce regard assez particulier de la femme, médiatrice entre l’homme et son être profond.
« J’ai toujours été fasciné par le phénomène Gibranien. Encore adolescent, je me sollicitais en lisant ses oeuvres, me persuadant que je n’avais pas tort en me révoltant contre les contraintes strictes et rigides de la société conservatrice, de l’église, de la classe riche, et même des idées intellectuelles. Je voyais en lui un pionnier de la renaissance arabe », déclare Badaoui, qui cherche à tisser lui aussi un lien entre l’Orient et l’Occident.
Dans Mary et le prophète, Badaoui révèle à quel point la rencontre entre l’Orient et l’Occident peut créer des miracles. « Se rencontrer à la croisée des chemins est un atout majeur qu’offrent nos identités, tout en explorant les ponts qui relient nos peuples malgré les controverses, loin des idées reçues. Aujourd’hui, ces deux mondes sont assez lointains échangeant des regards de méfiance, de suspicion, d’intérêts. Avec Haskell et Gibran, on voit un Orient et un Occident capables de créer un dialogue, de découvrir des lieux de rencontre. Ces deux cultures n’ont jamais existé de manière isolée, contrairement à l’état de fracture actuel. Nos deux personnages en sont des témoins », regrette Badaoui.
Ce dernier, tout comme Gibran, est nostalgique de sa terre natale, le Liban. Il exprime souvent le rêve tant attendu d’une patrie unie. Dans ses poèmes, Gibran décrit son village natal Bécharré, son soleil, ses roseaux, ses paysans. « Vous avez votre Liban, j’ai le mien. Vous avez votre Liban avec ses dilemmes, j’ai mon Liban avec sa beauté. Votre Liban est fait de communautés et de partis. Mon Liban est fait de garçons qui gravissent les rochers et courent avec les ruisseaux », écrit Gibran.
On retrouve ce même Liban fait de belles vallées silencieuses et mystérieuses dans le livre Mary et le prophète. Peut-être pour Badaoui comme pour Gibran, se souvenir c’est en quelque sorte se rencontrer.
Dans ce va-et-vient entre Orient et Occident, dans cette relation singulière homme-femme, ce Liban est toujours omniprésent. Mary et le prophète est un mélange d’imagination, de faits réels ; l’auteur y lance un appel à fonder une identité plus ouverte à l’Autre, un message d’amour allant au-delà des contraintes de tout ordre.
Pourtant, Badaoui ne sacralise pas le célèbre poète. On voit un autre Gibran qui, dans sa vie privée, peut aller à l’encontre de ses écrits. Le livre rend hommage à toute femme amoureuse, dévouée, muse, complice. « A toute femme dont l’amour est l’huile pour la lanterne », écrit Badaoui, en dédiant son livre à l’âme de Mary Haskell.
Heya wa Al-Nabi (Mary et le prophète), de Salim Badaoui, aux éditions Al-Hala, 2024.
Du même auteur :
— Bent Al-Chear (la fille de la poésie), recueil de poèmes, Beyrouth, 1979.
— Introduction à la pensée politique de Khalil Gibran, essai en arabe, Libania, Beyrouth, 1983.
— Le patriarche Massoud, aux éditions Saer Al-Machreck, roman historique arabe, Beyrouth 2016, deuxième édition Al-Hala, 2023.
— Le désastre du Moyen-Orient, l’Europe coupable ou complice (témoignage et document en français), Boîte à Pandore, Paris, 2016.
— Hay Snoubra (quartier Snoubra), des histoires de la guerre du Liban ou comment une guerre transfigure une société et une nation (en arabe), Al-Hala, Tunisie, 2018.
— Marounia, une identité en péril, cent ans après la proclamation du grand Liban, Al-Hala, 2019.
— Atash Tachrin, poésie libanaise, Al-Hala, 2020.
— Rassaël Ila Aynayki, Al-Hala.
— Jean le Maronite, l’écrivain de l’ombre des plus fameux contes Mille et une nuits, Al-Hala, 2023.
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