L’auteur met en scène des personnages réels, hauts en couleur, qui vivaient dans un même immeuble, situé à Al-Hay Al-Sabie (le quartier no 7, de Madinat Nasr). Tout au long des 16 chapitres qui constituent son roman, il mélange affaires privées et publiques afin de peindre l’image de l’époque de l’après-guerre. Il décrit de manière simple sa propre vie et celle de ses amis et collègues pendant les années de leur jeunesse, en 1970 et 1980. Tous ont été affectés par la défaite de 1967 ou la guerre des Six Jours (en six jours seulement, Israël est parvenu à conquérir la Cisjordanie, Jérusalem-Est, la péninsule égyptienne du Sinaï et le Plateau syrien du Golan).
Cette crise a eu des répercussions énormes sur les citoyens égyptiens : « La corruption et les pot-de-vin ont commencé à faire tache d’huile (…) ; le taux de chômage a augmenté de façon remarquable (...) ; les jeunes entrant dans la vie active avaient des difficultés à trouver un emploi (...) ; de nombreux jeunes diplômés ont quitté le pays pour aller travailler temporairement dans les monarchies pétrolières du Golfe (…) ; le gouvernement égyptien a adopté une politique qui visait à encourager l’émigration pour réduire la pression sur le marché interne du travail (...) ; la production a chuté de façon drastique (...) ; l’Egypte ne pouvait plus faire face au déficit de sa balance des paiements (…) ». L’écrivain dresse ainsi un cruel constat d’échec. Ce qui l’effraie davantage, c’est la forte hausse des crimes et des délits en Egypte à cette époque, un fait qu’il lie à l’adoption de la politique d’ouverture économique (infitah) par le président Sadate.
Entre Choubra et Madinat Nasr
Naïm Sabry compare Al-Hay Al-Sabie à un autre roman qu’il a écrit : Choubra, paru en l’an 2000, où il évoque une époque tout à fait différente. Dans ce dernier, il parle de son quartier d’enfance dans les années 1950 et 1960, toujours à travers la vie d’un immeuble, situé rue Al-Zohour, à Choubra (quartier populaire situé au nord du Caire).
Choubra, un quartier marqué par une forte présence copte, a positivement impacté l’écrivain, sur les plans personnel, professionnel et social. Il a apprécié son côté cosmopolite, puisqu’il abrite des ressortissants de différentes communautés.
Dans un même immeuble composé de quatre étages vivent Sabry Boutros, un copte, Moustapha, un musulman, et Jacob, un juif. Dans le même quartier habitaient aussi des Italiens, des Grecs et des Arméniens. Tous cohabitaient dans la bonne entente.
Dans Al-Hay Al-Sabie, l’auteur a voulu répéter l’expérience, en passant à un autre quartier, celui de Madinat Nasr, où il a déménagé par la suite. Le contexte est tout à fait différent, puisqu’on est dans les années qui ont suivi la débâcle de 1967. Mais il continue à s’inspirer de personnages qu’il a connus et de choisir « son immeuble » comme point de départ.
Il fait la comparaison entre les deux quartiers. Sur la couverture du roman, on voit deux immeubles liés par un simple fil. C’est le fil d’Ariane qu’on doit suivre, pour mieux cerner la différence entre les époques documentées par l’auteur. D’ailleurs, il compare souvent le citoyen égyptien à un équilibriste qui tente d’avancer sur une corde raide.
Microcosme
Sabry se présente comme un chef d’orchestre. Il rassemble ses héros au sein d’un même édifice. Par la description de la lumière, du décor et des costumes, il invite les lecteurs à faire partie intégrante de l’oeuvre, à se sentir très proches des personnages. Ils captent les moindres détails, assimilent les émotions de tout un chacun : le comptable, le médecin, l’ingénieur, le commerçant, le trafiquant de devises, les voisins, etc.
L’écrivain nous plonge ainsi dans une société qui a été secouée par la guerre, ses revers et ses déceptions. Il nous montre comment la crise de 1967 était un facteur parmi tant d’autres qui ont mené à la détérioration de l’économie égyptienne. De quoi avoir poussé la jeune génération à quitter le pays, à la recherche de travail. Naïm Sabry, qui a fait des études en polytechnique à l’Université du Caire, était lui-même obligé de partir à la recherche d’une vie meilleure.
Cependant, la guerre Iran-Iraq et la baisse des prix du pétrole ont entraîné une forte récession et poussé beaucoup de migrants à rentrer. Les Egyptiens n’ont pas échappé à la crise, et vers la fin des années 1980, nombre d’entre eux sont revenus en Egypte. En rentrant, ils ont découvert que l’Egypte n’était plus ce qu’elle était. Stupéfaits par les changements sociaux et économiques, ils ont eu du mal à croire que toutes ces mutations ont eu lieu en cinq ans seulement. Le pays était plongé dans le chaos. Les rues étaient devenues sales et les déchets jonchaient les trottoirs. Les vendeurs à la sauvette étalaient leurs marchandises sur le sol devant les grandes boutiques. L’écrivain décrit tant d’images qui sont devenues plus coutumières au fur et à mesure.
Pendant leur séjour en Libye ou dans d’autres monarchies pétrolières, les héros du roman ont réussi à faire des épargnes. Par conséquent, ils pouvaient acheter de nouveaux appartements, se marier ou essayer d’investir leur argent en fondant leurs propres entreprises.
Perdre ses épargnes
Nous suivons par exemple les péripéties de Rami, qui n’avait pas les moyens de créer sa boîte. « Il faut savoir lâcher prise lorsqu’on ne peut pas changer de situation », dit-il. Son voisin lui propose de déposer son argent auprès de la société Al-Chérif, une société privée de placement de fonds offrant des taux d’intérêt beaucoup plus élevés que les banques. Rami rêve d’augmenter ses bénéfices et de vivre comme un roi, mais ses aspirations se dissipent rapidement. Car il s’est avéré que les sociétés de placement de fonds sont une pure escroquerie et leurs clients ont fini par perdre leur argent ! C’était une menace pour la stabilité du système financier et économique du pays.
Naïm Sabry nous fait visiter les endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter avec ses amis durant ces années : l’hôtel Sonesta, l’hôtel Al-Baron, l’Amphitryon, Roxy … Il mentionne aussi la mosquée Rabaa Al-Adawiya, la rue Al-Tayaran, là où il a vécu avec sa femme et sa fille unique après son retour de Libye. Les personnages qu’il décrit communiquent entre eux par lettres ou par téléphones fixes … On est bien loin de l’époque des SMS et des selfies. Il se porte ainsi témoin d’une époque, celle de l’après-guerre.
Al-Hay Al-Sabie (le quartier no 7), roman de Naïm Sabry, aux éditions Al-Shorouk, 2023, 424 pages.
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