C’est une oeuvre qui passe en revue les souvenirs de l’auteur, dès les années 1960, en lien avec des lieux précis. A travers 19 chapitres, Adel Esmat nous promène parmi des endroits qu’il a connus, des maisons de grandes familles, d’autres plus simples dans des villages éloignés. Il nous fait sentir les odeurs propres à ses lieux, et à une autre époque qui n’est plus. Ainsi, on découvre au fur et à mesure l’évolution des moeurs et coutumes, du style de vie, de l’art culinaire, des plats festifs … Bref, il y dresse le portrait social d’une ère révolue. L’écrivain, né vers la fin des années 1950, nous emmène à Tanta, la ville où il a grandi dans le Delta du Nil, afin de partager l’expérience de la saison de récolte. Il nous fait entendre jusqu’aux cris stridents des paysans, pendant la moisson du blé et du coton. Nous arpentons avec lui les rues étroites, nous pénétrons les maisons avoisinantes, animées par des fêtes de mariage, des cérémonies de fiançailles, etc.
Une belle partie de l’ouvrage est consacrée à l’évolution des différents types d’éclairage. L’auteur fait toujours le lien avec la culture propre à une époque. « La villageoise utilisait la lampe à huile, la plaçant sur la tête alors qu’elle était en train d’accomplir des tâches ménagères chez elle ou de travailler dans les champs ; elle donnait à manger aux animaux, faisait traire les vaches à la main … », raconte-t-il. Cette lampe à huile, remontant à la nuit des temps, se constituait d’une cheminée de tôle puis de verre. C’est une lampe que l’on utilisait non seulement pour voir clair, mais aussi elle permettait de déplacer la source de lumière d’un endroit à un autre facilement.
Puis, il décrit la « wanassa », une veilleuse à pied stable et lourd en bronze, surmonté d’un verre et d’une mollette pour faire coulisser la mèche. On la laissait pendant toute la nuit pour éclairer les corridors et les lieux sombres des maisons. Cette lampe de très faible intensité, qui suffit à guider les membres de la famille sans encombre et sans bruit, est mince et jolie. L’écrivain a recours à une image métaphorique pour mieux la dépeindre. Il la compare à une jeune fille qui porte une robe serrée, mais qui reste assez décente. Ensuite, il passe à la lampe à pétrole, qui était d’usage quelques années plus tard. Munie d’un manchon incandescent variant de 25 à 40 cm, d’un réservoir de pétrole contenant jusqu’à un litre suffisant pour 8 heures de lumière, cette lampe incarnait « la tempête », aux yeux de l’écrivain. Son éclairage doré aiguisait son imagination, notamment qu’elle était utilisée dans les campagnes reculées, en un temps où la technologie était quasiment absente.
« Les paysans y avaient recours pendant les soirées hivernales, car elle assurait en outre une protection contre le vent et la tempête, d’où vient son appellation : la tempête », indique Esmat dans le livre, avant d’aborder un autre type de lampe, surnommée « lamba nemra khamssa » (numéro 5). Celle-ci était pour lui symbole de réunions familiales, regroupant plus de cinq personnes. Il ne manque pas de faire référence ensuite à « la lampe numéro 10 », celle à l’éclairage plus puissant. Sa luminosité permettait d’accueillir des personnalités éminentes, précise-t-il. Et, enfin, on arrive à la lanterne, ayant encore une luminosité plus importante. Celleci permet de voir presque comme en plein jour, surtout dans les lieux où l’électricité n’était pas à portée de main !
Cette lampe à gaz, qui procure une belle et grande lumière blanche, accompagne les moments de détente et de convivialité, durant les soirées estivales, à la belle étoile. Elle permettait même d’organiser une cérémonie funéraire ou de se recueillir sur les tombes, le soir. Cette lanterne, appelée « Klob » en arabe, était toujours sous la main, gardée en dépannage. On l’allumait durant les pannes d’électricité, jusqu’à ce que le courant soit rétabli. D’ailleurs, bien d’enfants des années 1960, c’est-à-dire de sa génération, ont dû faire leurs devoirs à la lumière de ces lampes ancestrales, qui restent populaires jusqu’à nos jours dans les provinces égyptiennes.
Fête ou guerre ?
La rue s’anime et se transforme en une ruche d’abeilles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les clients viennent des quatre coins d’Egypte. Dans cette fête foraine très particulière « mouled », on trouve un peu de tout. Des guirlandes, des lanternes, des lumières fluorescentes qui agrémentent les lieux. Les marchands ambulants et les petits vendeurs à la sauvette exposent leurs marchandises. Des plats populaires sont en vente pour l’occasion, à l’instar du hommos (pois chiche) et du halawa (sucrerie à base d’huile de sésame).
Cette scène décrite par Esmat dans son ouvrage était monnaie courante dans les quartiers populaires de Tanta. Un aspect festif qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs. Toutes sortes de feux d’artifice sont présentes, dont les pétards, les fusées éclairantes, les mitraillettes … L’auteur en fait l’inventaire, comme pour mémoriser tous les détails, avant qu’ils ne tombent à jamais aux oubliettes.
Les enfants tirent des fusées très haut, elles font du bruit lorsqu’elles explosent avant de se transformer en gerbes, bouquets magiques ou chandelles romaines tout en couleurs. « On aurait cru que c’était la guerre tant que le bruit était assourdissant. Ce n’était pas un grondement de tonnerre qui précède un orage, mais tout simplement des explosions provenant de feux d’artifice et qui ont provoqué ce vacarme tout en illuminant le ciel de couleurs ». Le lieu ne manque pas de moyens de divertissement : des consoles de jeux, des balançoires et des manèges sont installés. Les personnes intéressées peuvent jouer aux cartes et aux dominos. Une musique bien rythmée égaye l’endroit. Des troupes de musique avec leurs costumes folkloriques viennent présenter des spectacles de danse et des séances de zar (musique pour exorciser les démons).
Ce genre d’ambiance exceptionnelle est agréablement narré dans un style littéraire assez simple. L’écrivain, lauréat de plusieurs prix, dont celui de Naguib Mahfouz, celui de la fondation Sawiris et celui de l’encouragement de l’Etat, cherche à sauvegarder la mémoire collective des siens, mais aussi à restituer ses jours de jeunesse et d’enfance, à les transmettre aux nouvelles générations.
Nas wa Amaken (des gens et des lieux) de Adel Esmat, aux éditions Kotob Khan, 202 pages.
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