Portrait de Ghali Shoukri par Bahgouri.
L’oeuvre du critique Ghali Shoukri (1935-1998) se distingue par une remarquable abondance et diversité, s’étendant de la poésie aux romans, contes et pièces de théâtre. Sa production révèle son étonnante capacité à enquêter, collecter, raisonner et contempler, ainsi qu’à formuler une position envers le phénomène littéraire qu’il soumet à l’étude. Que ce soit dans ses livres sur les écrivains les plus importants de son époque tels Naguib Mahfouz, Tawfiq Al-Hakim et Youssef Idris, ou dans sa théorisation sur les arts et les genres littéraires modernes, il nous donnait constamment des leçons d’acuité mentale, en faisant notamment le lien avec le contexte sociopolitique de la création.
Son ouvrage réédité Notre poésie moderne, vers où ? est l’un de ses trois livres dans lesquels il oscillait entre la théorisation et la critique, en appliquant les règles du socialisme réaliste. Il y a présenté une analyse perspicace des textes de la poésie arabe moderne, dans ses manifestations les plus matures au niveau de la forme et du fond, et ce, bien sûr dans les limites des outils analytiques dont il disposait dans les années 1960. Ainsi il a révélé les circonstances de l’apparition du courant poétique arabe moderne, étudiant son origine. Et ce, sans oublier de faire le suivi des sujets les plus importants abordés par ses figures de proue.
Le livre est en ce sens l’un des plus importants dans l’histoire de la critique arabe, grâce notamment à la classification objective de ses représentants. Il y traite des formes esthétiques de la poésie arabe moderne et leur profusion dans les années 1950 et 60.
Quarante-cinq ans après sa sortie pour la première fois en 1968, l’ouvrage est encore un excellent modèle de l’application critique des théories du réalisme socialiste, animées par le souffle de la révolution. Il continue à servir de référence aux chercheurs, une étude savante de la littérature en tant que phénomène culturel.
Analyse, critique et objectivité
Ghali Shoukri a essayé d’y disséquer les répercussions des courants de pensée occidentaux sur la culture arabe, expliquant comment elles ont mené à un véritable renouveau. Il souligne surtout les effets marquants de l’existentialisme et du réalisme socialiste, parfois même du mariage entre eux. « Ce genre de mariage n’est pas étranger à la pensée arabe moderne. Depuis les années 1950, plusieurs jeunes intellectuels arabes ont été influencés par l’existentialisme. Alors, ils y ont creusé la recherche de solutions pour échapper à la crise sociale de l’époque. Certains, pour sortir de l’impasse, ont essayé de marier existentialisme et socialisme ». Il leur était difficile de se débarrasser totalement de « l’humeur » existentialiste, rejetant les principes marxistes. Le livre que l’existentialisme rejette également. L’oeuvre du penseur syrien Ahmad Heydar Tariq Al-Insane Al-Gadid Bayn Al-Horriya Wal Ichtirakiya (nouvelle voie entre la liberté et le socialisme, 1962) est un exemple patent de ce genre d’amalgame assez subtil.
L’ouvrage de Shoukri dresse le parcours de la poésie arabe à partir de l’époque romantique, durant le XVIIIe siècle, jusqu’à arriver aux années 1960. Il effectue une lecture analytique des oeuvres de celles et ceux qui constituaient à l’époque les représentants de la nouvelle tendance de la poésie arabe tels Nazik Al-Malaëka, Badr Chaker Al-Sayyab, Abdel-Wahab Al-Bayati, Salah Abdel-Sabour, Ahmed Abdel-Moeti Hégazi, Khalil Hawi, Onsi Al-Haj et Adonis.
Doté d’un savoir encyclopédiste et d’une forte méthodologie, il a procédé à une classification objective de ces poètes, avec l’ambition de présenter une étude critique approfondie (abstraction faite de notre accord ou désaccord quant à quelques-unes de ses interprétations textuelles). Son étude couvrait l’ensemble du monde arabe, de quoi avoir poussé l’écrivain égyptien Khaïri Chalabi (1938-2011) à décrire son projet comme suit: « Il est évident que Ghali Shoukri avait tout un projet qui a enrichi le champ de la critique littéraire. Il a oeuvré à faire évoluer la littérature arabe et à l’amener à des niveaux qui rivalisent avec la littérature mondiale ».
S’ajoute à ceci le fait que Ghali Shoukri a été toujours préoccupé, voire obsédé, par la littérature arabe sous toutes ses formes. Il rêvait de la placer au rang qu’elle mérite parmi les littératures du monde, mais aussi de développer le mouvement de la critique littéraire.
Il rêvait de créer un lien entre les diverses générations de créateurs, écrivains, artistes et autres, jeter des ponts entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et la modernité, entre l’authenticité et le contemporain. C’est peut-être là que réside la valeur de ses écrits et l’ensemble de son projet.
Chërona Al-Hadith Ila Ayn ? (notre poésie moderne, vers où?) de Ghali Shoukri, aux éditions des Palais de la culture, 2023.
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