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Une âme et cinq récits de vie

Lamiaa Alsadaty , Lundi, 13 février 2023

Fondé sur la contemplation et la spiritualité soufie, le premier roman du cinéaste et journaliste Ahmed Atef Dorra, Roh Wahéda (une seule âme), est un arrachement absolu au temps et à l’espace, en quête de la sagesse.

Une âme et cinq récits de vie

Ce n'est pas un roman. Et ce n’est pas non plus un voyage dans le temps et l’espace, mais plutôt une saga dans laquelle s’entremêlent réalités invisibles du monde et recherche incessante de la sagesse. Le livre est composé de cinq parties. Chacune est consacrée à un récit. Il s’agit d’une âme qui s’est réincarnée cinq fois. A chacune son itinéraire, ses combats, bref sa vie. Et le lecteur est invité à faire part d’un vaste univers fictif différent du monde de la vie quotidienne, et à entreprendre les voyages fascinants d’une âme.

Le langage poétique invite le lecteur à s’interroger sur son rapport au monde et à réagir sur sa condition. Une forte puissance d’évocation est ressentie à travers la structure et les images employées par l’auteur. Ainsi, Ahmed Atef Dorra parvient à toucher la sensibilité du lecteur et prouve sa capacité à se projeter et à s’abstraire du monde dans lequel on vit. A la fois très attachants et impressionnants, les personnages sont esquissés en abordant leurs destins, et leurs personnalités qui ne dégagent pas forcément de grande spiritualité. Le premier personnage est celui d’une jeune fille copte, Sajia, qui fête son 19e anniversaire en 1855 à Kom Boha, un village proche de la ville de Dayrout en Haute-Egypte. En effet, son caractère s’oppose au sens de son nom en arabe, puisque Sajia est un adjectif qui signifie « tranquille ».

Or, Sajia fait partie de ces filles captivantes et drôles. Elle mène une vie humble, en élevant ses poussins, interprète des cantiques coptes oubliés, qu’elle a appris de sa mère, juste avant son décès. Sa vie change complètement une fois partie au Caire. Un nouveau monde s’ouvre à elle, et en même temps au lecteur. Un exotisme rêveur communique une image merveilleuse du Caire, surtout avec des quartiers comme Ezbékiyeh, Gamaliya et Khan Al- Khalili. Le fait de mentionner « Le Courrier de l’Egypte » caresse l’esprit de tout francophone ou intéressé par l’histoire de la francophonie en Egypte. Le récit est riche à plusieurs égards. La dimension humaine est intelligemment soulignée à travers une série de rapports : rapport entre chrétien et musulman, entre chansons mondaines et cantiques, entre homme et femme et entre le religieux et l’irréligieux.

Le deuxième personnage est celui d’un paysan de l’Egypte romaine : Ahad. Le lecteur est invité à remonter jusqu’à l’an 196 pour assister aux incidents qui ont eu lieu à Kemet (nom que les Anciens Egyptiens avaient donné à leur terre). Père de trois enfants, Ahad représente l’amour paternel. Cet amour qui fait rayonner la vie non seulement celle de ses enfants, mais aussi celle de tous les habitants de son village.

Subissant une vie dure et soumis à l’injustice des Romains, Ahad prend en charge la défense d’une population malmenée. Sa fille a été condamnée pour pratique de sorcellerie et de charlatanisme. Toutefois, il ne cède pas, et continue à faire face aux injustices. Torturé et emprisonné, il meurt. Les croyances de l’Egypte Ancienne concernant le Nil, source de vie et d’existence, ainsi que la distinction entre le temps et l’éternité sont insérées dans le récit de manière euphorique. Avec la troisième âme, le lecteur est invité à faire un bond en arrière, vers 2160 av. J.-C. pour faire la connaissance d’un sage octogénaire : Ani. Ce dernier est convoqué par le roi Nefer Ar Kar, afin de mettre en place un plan de réforme et d’inculquer au peuple les valeurs abandonnées après de longues années d’instabilité. Or, ces idées ne sont pas bien accueillies par certains groupes de la population. C’est ainsi que commence le combat éternel entre les lumières et l’obscurantisme, entre le Bien et le Mal. Un combat qui demande de la réflexion, du travail, un peu d’intelligence, et surtout une certaine dose de courage et de sagesse. L’octogénaire ne cède pas à ses principes.

Une aventure avec Alexandre le Grand

Ensuite, le récit de la quatrième âme se déroule en l’an 331 av. J.- C. Juste après la mort de son mari, une femme se trouve dans l’obligation de vivre en concubinage forcé avec le chef de sa tribu. En quête d’émancipation, elle s’évade dans le Désert occidental pour arriver à l’oasis de Siwa, où se dresse le temple d’Amon. Elle y rencontre Alexandre le Grand et se lance dans des aventures avec lui.

Interprète de rêves, elle professe l’idée d’un dieu, Amour, qui veut être aimé. Elle arrive à percer l’opacité de ce monde en développant l’acuité de son regard intérieur. Elle arrive alors à une « certitude », qui se situe au-delà de la foi traditionnelle. En 1572 ap. J.-C. vit la cinquième âme : Mansour, un soldat de l’armée ottomane, envoyé dans une guerre au Yémen, durant laquelle presque toute l’armée a été massacrée. Il a entrepris un long voyage pour regagner sa ville, Le Caire. Durant son séjour dans le désert, des serpents l’ont terrifié. Or, ces reptiles, qui muent régulièrement au cours de leur existence, perdent leur ancienne peau et se reconstruisent une nouvelle. Un symbole des cycles de la vie ?

De retour, Mansour recommence alors une nouvelle vie. Un passage « de la folie vers la recréation », selon ses propres termes. Il s’est transformé en un être soufi.

Faire peau neuve tel un serpent

Ahmed Atef s’est très bien servi du serpent en tant que créature spirituelle qui, selon la conviction mystique, se glisse dans la vie pour y apporter des changements significatifs. Cet être souhaite qu’on abandonne le passé, sa culpabilité, et qu’on se concentre sur le présent. Lorsque le serpent perd sa peau, il nous invite à abandonner les vieilles perceptions des choses, afin qu’une nouvelle perception renaisse. Ce fut exactement le cas de Mansour.

Dans un épilogue intitulé « Elixir », l’auteur reprend les sens déjà évoqués tout au long du livre. Il y communique la morale de son texte : la vie et la mort, source éternelle de l’existence. L’auteur prône une reconnexion de l’âme, permettant de redécouvrir la vérité. L’amour spirituel est le mystère le plus profond de l’être et le moteur de son chemin vers la connaissance. Le corps n’est qu’un support, un « véhicule » qui nous transporte pendant un moment plus ou moins long.

Roh Wahéda (une seule âme) d’Ahmed Atef Dorra, aux éditions Al-Hala, 2023, 248 pages.

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