Depuis des années, la nomination du Nobel en littérature n’intéressait le public et les médias égyptiens que dans la mesure d’évaluer le lauréat politiquement. Valider ses positions et voir s’il est partisan de la cause palestinienne, ou bien s’il sombre dans le politiquement correct. Mais cette fois-ci, la réception de la nouvelle du prix Nobel décerné à l’écrivaine française de 82 ans Annie Ernaux était catégoriquement différente. Sur les réseaux sociaux, écrivains, lecteurs, journalistes et académiciens n’épargnent pas leurs opinions personnelles, on dirait que chacun voulait signer présent et dire « Moi aussi, je la connais, cette auteure, et je m’identifie parfaitement avec ses écrits ». Des liens forts ont rapproché son oeuvre du lecteur arabe et ont pavé le chemin pour ce grand jour du Nobel.
Déjà en 1993, peu après le prix Renaudot pour son roman La Place, Annie Ernaux, alors qu’elle était liée d’amitié avec Amina Rachid, depuis les mouvements des soixante-huitards et de l’activisme de gauche à Paris, a rendu visite au Caire et a discuté de sa « Place » entre les intellectuels égyptiens. L’année suivante, la traduction arabe de La Place voit le jour grâce aux efforts d’Amina Rachid, professeur de littérature française et comparée à l’Université du Caire, et de son partenaire Sayed el Bahrawy, professeure de littérature arabe à la même université. Et depuis, les traductions n’ont cessé de déferler.
Cet engouement trouve ses raisons principalement dans l’ambiance littéraire régnante dans les années 1990, favorable à l’écriture personnelle, à cette expression du moi qui avait en ce moment, en Egypte, perdu espoir dans les grandes causes nationales et misé sur la connaissance de soi et de son corps. L’on remémore les propos du critique littéraire de renom, Edouard El Kharrat, qui parlait de la nouvelle sensibilité littéraire qui opte pour l’objectivité ou la neutralité apparente et qui va à l’encontre des générations précédentes dont l’écriture débordait de fioritures et d’ornements.
Dotée d’une écriture simple, dépouillée, plate, se voulant neutre et minimaliste, Annie Ernaux était venue répondre à la soif de tout un chacun d’aborder des sujets cruciaux tels que les origines modestes, la fissure douloureuse au sein de la même famille, l’avortement, le viol, ou la passion à la fois affamée et passagère. Le tout émanait de l’expérience personnelle, du vécu de tous les jours, puisque Ernaux a, en effet, écrit la majorité de son oeuvre partant de sa propre histoire personnelle et celle de ses parents.
De l’autofiction
Son accueil positif en Egypte relèverait également du penchant général vers l’écriture autobiographique qui mêle constamment fiction et vérité, dite autofiction, et qui a été longuement controversée. Ernaux est en fait récompensée pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle », a expliqué le jury Nobel.
Son oeuvre est habitée par sa propre vie, par la dichotomie de classe qui s’est opérée dans la même famille. Puisque la jeune fille née en 1940, dans un milieu modeste de parents fermiers, devenus ouvriers puis commerçants, a pu accéder grâce aux études à une réussite sociale remarquable. Cette ascension sociale restera une « honte », « une trahison » et une plaie irrémédiable dans son écriture. Le sentiment d’avoir trahi ses origines en se déplaçant vers la classe bourgeoise et d’adopter l’écriture littéraire de la classe dominante. Elle écrit comme exergue au seuil de La Place : « Ecrire est le dernier recours lorsqu’on a trahi ».
Cette approche sociologique de la littérature est sans doute l’un des atouts de l’oeuvre d’Annie Ernaux qui a séduit les chercheurs. Ainsi elle a inspiré nombre d’études et de thèses dont la mienne relevant de la littérature comparée. Celle-ci repose sur deux oeuvres : La Place, d’Annie Ernaux, et Les Sept jours de l’homme de l’Egyptien Abdel-Hakim Kassem. D’où comment écrire le conflit dans un roman lorsqu’on est issu d’origine populaire et que l’on a accédé à l’élite intellectuelle.
En dépit des différences profondes entre le contexte français de la Normandie des années 1950 et celui égyptien de la vie rurale des années 1960, l’étude comparative a permis de relever des similarités entre deux contextes populaires, modestes et surtout conservateurs. Elle a capté le statut de l’intellectuel partagé entre ses origines et sa nouvelle classe d’appartenance : les études chez Ernaux sont le chemin de l’émancipation sociale, tandis que les livres représentaient pour Kassem sa maladie et son remède. Tous les deux offraient un hymne d’amour-haine à la figure paternelle. Enfin, la comparaison des deux écrivains représente une source d’enrichissement qui dépasse la simple recherche des similarités, puisque lui, Kassem, il s’exprime d’une manière poétique, tandis qu’elle, Ernaux, va à son extrême opposé et cherche « l’écriture plate » sans fioritures. L’écriture brute qui résonne à ses origines, « au degré zéro » comme on aime à la décrire.
Et Annie Ernaux l’explique joliment dans son livre L’écriture comme un couteau : « J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel. J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don ».
OEuvres d’Ernaux traduites en arabe :
La Place (Al-Makane), traduit par Amina Rachid et Sayed el Bahrawy, éditions Sharqiyat.
Une femme (Imrä) suivi de Passion simple (Echq Bassit), par Hoda Hussein, Merit.
L’événement (Al-Hadass), par Noura Amine, Al-Jamal.
L’autre fille (Al-Bent Al-Okhra) suivi de Je ne suis pas sorti de ma nuit (Lam Akhrog Min Layli), par Noura Amine, Dar Azmenah.
L’Occupation (Al-Ihtilal) par Iskandar Habash, Al-Jamal.
Regarde la lumière mon amour (Onzor Ila Al-Adwä ya Habibi), par Lina Badr, Al-Jamal.
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