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Nouvelles éditions de Mahfouz : La polémique

Rasha Hanafy , Mercredi, 07 septembre 2022

De nouvelles éditions de romans de Naguib Mahfouz suscitent une vive controverse en raison de leurs couvertures. Jugées superficielles pour les uns, contemporaines pour les autres, elles remettent sur le tapis la manière de gérer le legs de Mahfouz et l’état des lieux de l’industrie du livre.

Nouvelles éditions de Mahfouz : La polémique
Mahfouz, un vrai « trésor national ».

Les uns pensent que ce n’est qu’une tempête dans un verre d’eau, les autres expriment leur vive inquiétude quant à la destruction d’un « trésor national », faisant référence au legs du Nobel égyptien Naguib Mahfouz.

Ces derniers temps, une série de couvertures de livres lancées par le nouvel éditeur de Mahfouz, à savoir la librairie Diwan, a engagé une polémique dans les milieux intellectuels. Ceci a coïncidé avec la commémoration de Mahfouz, décédé le 30 août 2006. Les couvertures de livres comme Le Voleur et les chiens, Au coeur de la nuit, ou Dérives sur le Nil, à titre d’exemple, ont suscité une vague de rejet sur les réseaux sociaux : elles sont loin de l’esprit de Mahfouz, et en sont venues à exprimer superficiellement les titres des romans, sans approfondir les idées présentées par l’écrivain de grande renommée ; bien au contraire, elles sont jugées « pas à la hauteur ». Tout a commencé en décembre 2021, lorsque la fille de Mahfouz, Oum Kalthoum, a signé un accord avec la maison d’édition égyptienne Diwan pour avoir le droit exclusif de publier les oeuvres de son père. Et ce, en obtenant le droit aux versions imprimées et audio de l’oeuvre du lauréat du prix Nobel. Cette mesure est intervenue après l’expiration de l’accord de la famille Mahfouz avec les éditions El-Shorouk, qui détenaient les droits d’édition depuis 2005.


Oum Kalthoum, la fille de Naguib Mahfouz, signe le contrat avec Diwan.

En mai 2022, la fondation Hindawi, qui offre un libre accès en ligne aux revues et articles, a proposé des exemplaires gratuits des oeuvres littéraires complètes de Mahfouz, après avoir signé un contrat avec sa fille l’année précédente.

Une conception nouvelle

La maison d’édition Diwan a sorti huit titres en juillet et plusieurs autres sont attendus l’année prochaine. Elle a également monté « le projet Naguib Mahfouz », qui consiste à présenter les oeuvres de ce dernier selon une conception visuelle différente. Le projet comprend aussi la construction d’un site Internet, l’organisation de plusieurs événements et la formation d’un comité chargé d’examiner les différentes éditions de ses oeuvres. C’est un projet global visant à faire revivre le patrimoine de Naguib Mahfouz, selon les responsables de la maison d’édition, qui se sont posé la question : « Comment pouvonsnous amener ceux qui ont moins de 20 ans à se diriger vers l’étagère Mahfouz et lire l’une de ses oeuvres ? Comment les inciter à entrer dans son monde magique ? ».

La réponse consistait pour eux à impliquer des jeunes artistes, âgés entre 20 et 30 ans, dans leur projet, afin de rendre Mahfouz plus attrayant aux lecteurs de leur génération. « L’idée de base était aussi de profiter du nom de Naguib Mahfouz pour présenter de nouveaux artistes, tout en leur donnant la liberté d’exprimer leur manière de voir Mahfouz, sans aucune interférence de notre part. Nous avons travaillé pendant des mois pour présenter un nouveau concept artistique, sans leur dicter quoi faire, parce que nous sommes sûrs qu’ils parlent le langage des temps présents et de l’avenir », a expliqué, dans la presse, le romancier Ahmad Al-Qaramlawi, cofondateur et directeur du département édition de Diwan. Pour les jeunes artistes qui ont réalisé les couvertures de livres au sein de la polémique, les commentaires qui se sont multipliés sur les réseaux sociaux expriment des goûts et des opinions personnels. Or, les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Mais pour certains intellectuels, les nouvelles couvertures reflètent une véritable crise de la création et de l’édition tout court.


L’écrivain en famille.

Une crise bien plus grande

Il semble que la controverse autour des nouvelles publications de Mahfouz a répandu du sel dans la plaie. Toute comparaison entre les couvertures arabes et leurs homologues créées à l’étranger révèle la profondeur de la crise de l’industrie du livre et le vide dans lequel plonge le monde culturel en Egypte. « Les couvertures des ouvrages doivent toujours exprimer les idées et la philosophie de l’auteur. Quand l’artiste parvient à digérer parfaitement le message à communiquer au lecteur, on peut dans certains cas savoir l’idée du livre, sans lire ce qui est marqué sur le verso. Le bruit autour des nouveaux rectos de Mahfouz prouve que nous avons en Egypte un vrai problème dans l’industrie du livre », explique la romancière et écrivaine Salwa Bakr. Et de préciser : « Quelquesuns de mes ouvrages ont été traduits en plusieurs langues et ont été publiés dans d’autres pays. Je sais parfaitement qu’il existe une grande différence entre l’industrie du livre ailleurs et ici en Egypte. La représentation des idées écrites sur les rectos représente un des problèmes dont souffre l’industrie chez nous. La qualité du papier, les polices de la calligraphie, les encres, la révision du texte, la publication elle-même, etc. On a plein de problèmes, mais l’agenda des intellectuels est vide de tout sens et ils ne veulent pas débattre des vraies questions culturelles ». Parallèlement à la crise du projet Mahfouz, lancé par Diwan, la maison d’édition est accusée de viser une élite restreinte, parce que les prix de ses publications sont plus hauts par rapport aux autres éditeurs. Mais avec les crises financières et le manque de ressources, en Egypte et dans le monde entier, en ce moment crucial, où tous les prix sont en hausse, l’industrie du livre envisage un véritable obstacle. « Je suis éditeur et je vis moi-même cette hausse de prix dans mon domaine : la tonne de papier était à 18 000 L.E. en mars 2022. Elle est à 34 000 L.E. en août 2022. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de librairie ou de maison d’édition, mais les prix de toutes choses ont augmenté », assure Mohamad Baali, éditeur et propriétaire de la maison d’édition Sefsafa.

Quelles que soient les crises de l’industrie du livre, « l’oeuvre de Naguib Mahfouz sera lue en Egypte et partout dans le monde. Et toute offense qui peut lui être infligée, que ce soit par les couvertures de livres ou par des opinions destructrices, n’est pas une tentative de déformer Mahfouz uniquement, mais plutôt toute la littérature arabe. Naguib Mahfouz est la propriété du monde arabe et non celle des maisons d’édition », assure Mahmoud Al-Daba, critique littéraire. Plusieurs voix appellent la maison Diwan à former un comité rassemblant des artistes « faiseurs de livres » pour examiner les designs conçus par les jeunes artistes. Une demande à laquelle Diwan n’a pas encore répondu.

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