Mieux vaut tard que jamais. Il a fallu plus d’un demisiècle pour que Samia Mehrez, professeure de littérature arabe et exdirectrice du Centre d’études sur la traduction à l’Université américaine du Caire (AUC), fasse vraiment connaissance avec son grand-père maternel, le poète égyptien Ibrahim Nagui (1898-1953). Ce premier ouvrage que Mehrez rédige en arabe, Ibrahim Nagui … Ziyara Hamima Taakharette Kasirrane (Ibrahim Nagui … une visite exclusive qui a beaucoup tardé), explore des documents et des manuscrits légués par son grand-père maternel, considéré comme l’un des pionniers de la poésie arabe romantique.
Le livre révèle donc des parties inconnues dans la vie du poète, met l’accent sur l’aspect humain de son travail de médecin, sur ses histoires d’amour, ses angoisses en tant qu’employé de l’Etat, et sa première muse mystérieuse, dont il n’a mentionné que les initiales de son nom. Cette femme serait à l’origine de son poème Al-Atlal (les ruines), chanté par Oum Kalsoum quelque dix ans après la mort du poète.
Samia Mehrez avoue n’avoir pas prêté attention à la vie de son grand-père. Elle ne l’a jamais rencontré, car il est décédé subitement en 1953, à l’âge de 54 ans, deux ans avant sa naissance. L’auteure et académicienne se souvient que dès son enfance, elle voyait sa photo accrochée au mur du salon, sans savoir qui était-il. Elle se rappelle aussi qu’à l’école, durant ses cours d’arabe, elle devait étudier l’un de ses poèmes intitulé Al-Awda (le retour). Et avoue que c’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait une aversion pour la langue arabe.
Lors de ses études à l’AUC, la professeure de littérature comparée Férial Ghazoul leur enseignait des textes de Sonallah Ibrahim, Afifi Matar et Mahmoud Darwich, entre autres, et là, elle s’est réconciliée avec la langue arabe. Et des années plus tard, Mehrez passe un master en littérature comparée, puis une thèse sur le roman arabe moderne. C’est ce qui l’a rapprochée de plus en plus de son grand-père. En 2012, Mehrez hérite de plusieurs enveloppes qui étaient en la possession de sa tante, morte aux Etats-Unis. Ils renfermaient des correspondances, des traductions, des notes personnelles et le journal intime de Nagui. Ces documents et manuscrits l’ont incitée à revisiter la vie de son aïeul, près d’un demisiècle après sa disparition.
Mission enrichissante
L’ouvrage de Samia Mehrez se compose de dix chapitres et comprend des brouillons de Nagui, des traductions qu’il a effectuées de quelques sonates de Shakespeare, et des projets de livres incomplets, tel celui qu’il préparait sur la médecine familiale. Il révèle également les crises financières dont il a souffert jusqu’à sa mort.
L’écrivain Sonallah Ibrahim indique sur la couverture du livre : « Ces brouillons mettent en lumière des aspects obscurs et inconnus de la vie de Nagui : sa souffrance à cause des dettes, sa lutte contre la bureaucratie, ses amours que sa famille a longtemps gardées secrètes. Le résultat est cette visite spéciale effectuée par sa petite-fille, critique littéraire, afin de tisser des relations différentes entre eux ».
Mehrez ne condamne guère son grand-père moralement. Elle essaie de placer les détails les plus simples dans leur contexte sociétal, culturel et historique. Elle explique bon nombre de mythes qui circulent sur Nagui et son époque, comme leur appréciation des ouvrages shakespeariens. Nadim, le fils de Samia Mehrez, dénonce la position de son arrière-grand-père : « Comment le poète encyclopédiste qu’il fut a-t-il déifié Shakespeare sans s’armer d’un esprit critique ? Ne savait-il pas que Shakespeare, tel que nous le connaissons, ou tel qu’il est enseigné dans les lycées et les classes de littérature anglaise, est un mythe préfabriqué par l’Empire britannique pour diffuser sa culture impériale dans les colonies, même après leur indépendance ? N’étaitil pas conscient que le doute planait autour de certaines pièces attribuées à Shakespeare, alors qu’il n’en était pas l’auteur ? ».
Mehrez essaie d’expliquer à son fils que le rejet de la culture impérialiste n’était pas très courant à l’époque. Au contraire, la génération de Nagui a été emportée par la culture occidentale, celle des sciences modernes. A travers son ouvrage, elle nous fait découvrir aussi que c’est le poète Ahmad Rami qui a dû choisir les vers d’Al- Atlal, chanté par Oum Kalsoum, à partir de deux poèmes signés par Nagui. L’auteure fait part de ses souvenirs lors de la diffusion de la chanson pour la première fois. Sa grand-mère, sa mère et sa tante étaient devenues célèbres du jour au lendemain, faisant des déclarations à la presse sur Nagui. Né dans le quartier cairote de Choubra, ce dernier a terminé ses études secondaires, puis l’école de médecine en 1922, pour travailler comme gastro-entérologue au ministère du Transport, puis aux ministères de la Santé et des Waqfs (biens de mainmortes). Dès sa jeunesse, il traduisait des poèmes écrits par des poètes anglais et français.
De tout temps donc, il était poète-médecin. Il a étudié la psychologie pour mieux comprendre les réactions des patients, et par la suite décrire leurs souffrances humaines dans ses poèmes. Chose que ses collègues médecins n’arrivaient pas à saisir. Après 1952, il a été viré de son poste, ce qui l’a marqué jusqu’à sa mort, un an plus tard. Le poète romantique, à l’âme sensible, n’a pas pu supporter les tares de la société.
Ibrahim Nagui … Ziyara Hamima Taakharette Kasirrane (Ibrahim Nagui … une visite exclusive qui a longtemps tardé), de Samia Mehrez, aux éditions Al-Shorouk, 294 pages.
Lien court: