Folle oi chaotique? Peu importe ! La situation décrite par l’écrivain égyptien Achraf Al-Achmawy dans son nouveau roman à succès Al-Gameiya Al-Serriya lil Mowaténine (l’association secrète des citoyens) s’avère assez proche de l’absurdité qui règne sur la société égyptienne. Les personnages de cet ouvrage sont essentiellement des marginaux vivant dans des bidonvilles qui essaient d’améliorer leurs conditions de vie. Les événements se déroulent entre la fin des années 1970, sous Sadate, et les années 1990, sous Moubarak.
Al-Achmawy pousse ses protagonistes marginalisés à devenir des héros, cependant, loin d’être des citoyens idéaux. Ils sont plutôt victimes des conditions sociopolitiques difficiles, donc se sont appauvris et se sont transformés en des gens malhonnêtes. Ils tentent de joindre les deux bouts, contraints parfois d’adopter des voies illégales pour atteindre une vie meilleure. Tout le monde est au courant de ce qui se passe, et tout le monde ferme les yeux et se montre complice. Nous sommes impliqués dans cette situation rocambolesque, y compris ceux qui gèrent le pays, révèle l’auteur à travers les événements de son roman. Tous les personnages tournent dans un labyrinthe, et ne peuvent pas en sortir. Les uns exercent des activités frauduleuses, vendent de la viande avariée, les autres vendent du haschich, alors que certains se sont transformés volontiers en comparses, pour ne pas déranger ceux qui les entourent. L’écrivain situe son roman dans le bidonville de Ezbet Al-Walda (ferme de la mère), dans la banlieue de Hélouan, au Sud du Caire. Il fut ainsi appelé, car il se trouvait aux alentours du grand palais de la mère du khédive Ismaïl, avec ses vastes jardins. Avec le temps, le lieu s’est transformé en un bidonville, abritant plusieurs marginaux, sans aucun rapport avec son histoire. Et ce, à l’instar de nombreux autres endroits d’Egypte.
Le livre est divisé en deux parties. Dans la première, un duel oppose le plasticien talentueux Maatouq Réfaï et Gharib Abou- Ismaïl, un autre artiste plasticien, beaucoup moins doué. Ce dernier a bénéficié de la politique d’ouverture économique sous Sadate, vers la fin des années 1970, pour s’enrichir rapidement. Un rapport d’intérêt lie les deux artistes : le premier peint des toiles, signées et vendues par le second, comme si elles étaient siennes.
La deuxième partie du roman se passe quelque 10 ans plus tard, c’est-à-dire au début des années 1990. Elle fournit plus d’informations sur les habitants du bidonville Ezbet Al-Walda. On rompt avec le duel des deux plasticiens pour plonger davantage dans l’histoire de « l’Association secrète des citoyens ».
Des bombes à retardement
La folie peut être le thème principal de ce roman, non parce que le héros, Maatouq Réfaï, est interné dans un hôpital psychiatrique, mais parce que ce qui se passe à l’extérieur de l’hôpital, en termes de chaos, incarne la folie même. Une fois sorti de l’asile, Maatouq possède des solutions folles à toutes choses. Elles sont compatibles avec le désordre ambiant. En fait, il avait été placé à l’hôpital car il voulait révéler publiquement que le célèbre tableau de Van Gogh Fleurs de Pavot, faisant partie de la collection du musée Mahmoud Khalil à Guiza, était un faux. De quoi lui avoir sans doute attiré les foudres des uns et des autres. C’est comme si la société ne pouvait accepter qu’on lui révèle sa fausseté. Maatouq a décidé alors de devenir à son tour faussaire de tableaux et d’argent.
Lui, ainsi que les autres personnages du roman, expriment les transformations violentes de la société égyptienne durant les dernières années du XXe siècle. Cela étant, un héros de la guerre du 6 Octobre travaille comme indicateur pour la police et en même temps trafiquant de drogues ; un professeur de musique devient égoutier ; un empoisonneur de chiens se transforme en concessionnaire de viande avariée ; un infirmier devient médecin ; un facteur devient journaliste ; un éboueur devient un faux témoin professionnel, etc. L’idée de fausseté, de contrefaçon et de fraude est très centrale dans le récit. Maatouq fonde une association secrète pour aider les pauvres de son quartier et d’autres de partout, avec l’argent qu’il falsifie.
En situant les événements dans « La ferme de la mère » ou Ezbet Al-Walda, l’écrivain fait aussi allusion « au pays géré comme une ferme », au profit de quelques particuliers et d’une élite politique et économique.
Ils ne laissent que les miettes aux pauvres, tout en délimitant leur champ d’action. Ces élites n’interviennent que pour punir davantage les pauvres, jugeant qu’ils ont dépassé les limites. La couverture du livre exprime d’ailleurs cette idée : les membres de l’association secrète des citoyens sont représentés en tant qu’allumettes, ils sont placés ensemble dans une petite boîte et sont prêts à être brûlés ou à exploser à tout moment.
Le roman s’achève sur un acte en cohérence avec le chaos ambiant. Les personnages, tous plus pauvres les uns que les autres, se rendent compte qu’ils ne peuvent plus continuer à vivre « dans une boîte d’allumettes ». Les membres de l’Association des citoyens ordinaires veulent faire exploser la situation.
Le romancier a préféré opter pour une fin ouverte. On ne sait pas si l’escalade a eu lieu ou non. Mais on est sûr que la situation va en dégradation, que tout peut exploser d’un moment à l’autre, et que les simples citoyens se sont transformés en des bombes à retardement. Les politiques doivent s’en rendre compte, sinon le pays atteindra un point de non-retour. C’est un roman qui tire la sonnette d’alarme, dans l’espoir d’attirer l’attention vers les laissés-pour-compte de la société.
Al-Gameïya Al-Serriya lil Mowaténine (l’association secrète des citoyens), roman d’Achraf Al-Achmawy, aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya, 283 pages, 2022.
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