L’écrivaine May Telmissany apporte au concept de la diaspora une nouvelle signification, en dehors de l’acception géographique et de la vision utopiste. Celle-ci tend à troubler la définition première de la diaspora en tant que « dispersion depuis une origine donnée » au profit d’une acception de type psychologique, voire émotionnel et identitaire.
Le voyage constant de l’écrivaine entre l’Egypte et le Canada se reflète sur sa perspective des lieux. En Egypte, au Canada, aux Etats-Unis ou en Syrie, les personnages ne cessent de se déplacer physiquement ou sous contrôle de la nostalgie. Le cadre temporel est celui de l’expansion du coronavirus. A travers ce cadre spatio-temporel, des portraits hybrides d’émigrés sont retracés. Un Egypto-canadien, une Egypto-canadienne, un Syro-américain, un Egypto-algéro-canadien, une Canadienne américaine d’origine syrienne … Bref, plusieurs personnages qui appartiennent à la diaspora et partagent un même héritage. Ensemble, ils n’ont ni expérience unique ni mémoire commune, mais se reconnaissent dans un héritage culturel commun, dans l’expérience de l’altération et de la réunification des identités.
Les relations avec les autres sont constamment retravaillées dans l’expérience diasporique. Une atomisation est esquissée sur les plans fond et forme.
Ainsi, la narration est essentiellement basée sur la cacophonie : cinq chapitres, à chacun son personnage qui invite le lecteur à assister à des trajectoires individuelles, à travers lesquelles sont définis les liens du personnage avec son lieu d’origine, se concentrant sur les sentiments qui l’habitent.
Le premier chapitre s’ouvre sur Kamal Al-Masri, un professeur d’université sexagénaire qui mène une vie conjugale à distance, étant donné qu’il habite à Windsor et sa femme, Nahed, habite à Toronto. Pour fuir la solitude, il puise dans les souvenirs et n’hésite pas à se lancer dans des rapports passagers.
Le deuxième chapitre tourne autour de Karim Sabet, un professeur d’université plus jeune, qui rencontre Al-Masri dans le train à destination de Windsor. Celui-ci continue à garder une vie conjugale stable bien qu’il s’installe loin de sa femme, Norhane. A cette dernière est destiné le troisième chapitre pour relater la vie d’une femme rationnelle qui sait construire une vie conjugale et professionnelle réussie, et qui, malgré sa naissance au Canada, se sent plus égyptienne que son mari, l’émigrant égyptien.
Norhane rencontre par pure coïncidence Dayna Soliman, une photographe canado-américaine d’origine syrienne. La surprise fut que Norhane (aussi bien que le lecteur) découvre que Dayna est mariée à Bassam Al-Hayek, son amant d’autrefois.
Le cinquième chapitre est, par la suite, centré sur Al-Hayek, un intellectuel et refugié syrien qui a vécu les massacres de Hama en 1982, lorsque le régime syrien a pris d’assaut la ville pour répondre à une insurrection menée par la mouvance des Frères musulmans.
Rapports compliqués
L’écrivaine a adopté une stratégie de narration et un traitement de personnages, qui au fur et à mesure de la lecture, déchiffrent les rapports qui lient les personnages entre eux. Un lien issu de la diaspora non seulement géographique, mais aussi psychologique. Celle-ci impose aux personnages une quête et une redéfinition incessante de l’amour, que ce soit l’amour du pays d’origine ou de l’autre. A cet égard, le titre même semble ambigu : Al-Kol Yaqoul Ohébok (tout le monde dit : je t’aime) et jette le lecteur dans le désarroi : qui fait une déclaration d’amour à qui ?
May Telmissany a brillamment traité le paradoxe de la présence et l’absence entre une terre de départ, que l’on ne quitte jamais totalement, et une terre d’arrivée, où l’on s’installe parfois plus longtemps que prévu, entre un amour qui nous habite et un amour qu’on cherche ou qui nous trompe.
Al-Kol Yaqoul Ohébok (tout le monde dit : je t’aime), de May Telmissany, aux éditions Al-Shorouk, 2021, 188 pages.
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