Al-Ahram Hebdo : Vous avez reçu le prix d’Excellence des Nations-Unies pour le service public en 2013, et le prix arabe pour la préservation du patrimoine décerné par l’Alesco en 2014. Pourquoi vous êtes-vous dit optimiste, en recevant le prix du Cheikh Zayed pour la catégorie Développement et construction de l’Etat ?
Saïd Al-Masry: Je pense que les prix prestigieux reconnus pour leur intégrité et leur impartialité sont très importants quant à encourager les exploits scientifique ou intellectuel. Le prix du Cheikh Zayed en fait partie, depuis sa création il y a quinze ans environ. En général, les prix contribuent à attirer l’attention des lecteurs et des critiques, arabes et non arabes, vers les ouvrages gagnants. Ce sont de belles occasions pour en discuter les idées et échanger les opinions. De quoi ouvrir de nouveaux horizons à la recherche et à la publication.
— Votre ouvrage primé Toras Al-Istealä Bayna Al-Folklore wal Magal Al-Dini (héritage de l’arrogance dans le folklore et le champ religieux) est un mélange d’études théorique et empirique, visant à disséquer l’héritage culturel et religieux. Comment est née l’idée ?
— Au début de ma carrière scientifique, la question de la supériorité ne me préoccupait pas particulièrement. Mon travail était plutôt centré sur les éléments du folklore, avec comme seul but de préserver le patrimoine et de mieux le comprendre. Malheureusement, nous n’avons pas de politique culturelle spécifique sur la protection du folklore. En 2003, j’ai été intrigué par les efforts déployés par les mouvements religieux pour changer la culture populaire dominante et essayer de créer une image différente de la vie, une image à caractère islamique. J’ai commencé une étude sur l’idéologie de ces mouvements et leur projet. Ils cherchent à islamiser la société en changeant ses coutumes, ses traditions, son vocabulaire, sa culture matérielle et ses croyances populaires. Puis en 2006, j’ai étudié l’application du projet de l’islamisation dans les zones bédouines en Egypte. Après l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir, j’ai témoigné des luttes sociales et politiques liées au désir d’avoir la mainmise sur le pays. C’est en ce moment que l’idée de la supériorité religieuse m’est apparue de manière très claire, j’ai vu que c’est l’idée qui animait tous les conflits en cours et qui conférait aux islamistes un sentiment de fierté et le pouvoir de dominer les gens. J’ai remarqué des ressemblances entre la supériorité religieuse, sociétale et celle primitive, que l’on retrouve dans le folklore.
— Comment réagir face à cette arrogance non justifiée ?
— J’essaie, à travers l’ouvrage, d’emprunter une voie qui appelle à la nécessité de se pencher sur le patrimoine culturel, en l’examinant d’un oeil critique et selon des bases scientifiques solides, sans préjugés religieux ou politiques. J’insiste sur le fait qu’il faut débattre les aspects positifs et négatifs du patrimoine. Dans les cinquième et sixième chapitres, je souligne l’échec des institutions religieuses officielles à mener à bien cette tâche. J’invite à réexaminer la relation entre la religion et la société, notamment en ce qui concerne le renouvellement du discours et de la pensée religieux.
— Est-ce que l’étude de terrain que vous avez menée sur la tribu d’Awlad Ali, à Marsa Matrouh (au nord de l’Egypte), et l’influence des mouvements islamistes quant au changement de ses coutumes et ses traditions peut-elle s’appliquer sur les autres tribus bédouines en Egypte ?
— Les mouvements de l’islam politique, en particulier les salafistes et les djihadistes, se sont déplacés vers les zones frontalières, après les affrontements sanglants avec l’Etat dans les années 1970 et 1980. Ces zones sont donc les plus fragiles, étant donné que le contrôle de l’Etat y est plus faible. Elles sont caractérisées par des liens tribaux transfrontaliers et sont considérées comme d’importants incubateurs sociaux pour les mouvements islamistes, vu qu’il s’agit de populations marginalisées, régies par des systèmes de justice coutumière, ne reconnaissant pas le droit civil, leur loyauté est plutôt tribale qu’étatique. Ceci s’applique à trois régions frontalières: à l’est (Sinaï), à l’ouest (Matrouh) et au sud (Halayeb et Chalatine). J’ai mené une étude de terrain à Matrouh, comme une sorte de projet pilote, avec l’ambition d’effectuer d’autres études sur d’autres zones frontalières. Mais des conditions sécuritaires ont empêché l’accomplissement de ce projet. Pour les mouvements fondamentalistes, l’idée de la communauté islamique est liée à la supériorité religieuse. Elle trouve facilement sa place dans les zones les plus vulnérables, telles les communautés bédouines frontalières. Cela ne s’applique pas cependant aux communautés d’origine bédouine, intégrées dans les zones urbaines et rurales.
— Vous avez mentionné dans votre ouvrage le conflit entre les institutions religieuses en Egypte. Pourquoi se poursuit-il sans fin ?
— Le conflit entre les institutions religieuses est lié à la volonté de dominer les êtres humains et la sphère publique, pour arriver au pouvoir. On cherche à accumuler les autorités spirituelle, sociale et politique. Le conflit réside dans la monopolisation du champ religieux. Chaque partie prétend être capable le plus à protéger la religion contre la laïcité. Le grand dilemme de la sphère publique égyptienne est qu’il n’y a pas de séparation entre le religieux et le politique. Les mouvements de l’islam politique sont devenus la force de mobilisation et d’influence la plus puissante au cours des quatre dernières décennies. Et donc, la religion a acquis une grande importance dans tout arrangement politique. C’est ce qui menace la stabilité sociale et politique, car tous les acteurs de la vie religieuse ont la conviction que le projet visant à établir une société islamique est inséparable du projet visant à restaurer le califat renversé par le colonialisme. Par conséquent, toute activité religieuse est dirigée d’une manière ou d’une autre vers la réalisation de cet objectif par tous les moyens possibles.
— Vous avez occupé plusieurs postes-clés dans le domaine culturel et vous avez côtoyé les preneurs de décisions. Quelles conclusions tirez-vous de cette expérience ?
— Mon expérience, au Conseil des ministres et auprès du ministère de la Culture, m’a fait comprendre que l’appareil gouvernemental est vieux, bureaucratique et difficile à développer. Il nous faut une révolution administrative majeure. Si j’étais en position d’autorité, j’aurais opté pour une nouvelle politique d’administration publique, qui consiste à passer sans hésitation au concept de gouvernance. C’est ce qui va mener à une grande révolution administrative .
Lien court: