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Le mal de vivre d’un exilé dépressif

Rasha Hanafy, Mardi, 04 mai 2021

La traduction du journal intime du romancier égyptien exilé Waguih Ghali vient de paraître. L’ouvrage, de deux volumes, couvre la période de 1964 à 1968 et revient sur la vie turbulente de l’auteur, sa visite en Israël en 1967, sa dépression et son suicide.

Le mal de vivre d’un exilé dépressif

Copte, communiste, dissident politique, buveur, joueur invétéré, parasite et pauvre. Le romancier égyptien Waguih Ghali s’est exilé parce qu’il était contre le régime de 1952 et s’est donné la mort, à Londres, le 5 janvier 1969. Mais avant, il a laissé un journal intime revenant sur les quatre dernières années de sa vie, de 1964 jusqu’en 1968. Un journal qui a été publié en anglais aux éditions de l’Université américaine du Caire en 2016. La version arabe vient d’être publiée aux éditions Al-Kotob Khan, en deux volumes de 806 pages, intitulée Yawmiyate Waguih Ghali. Kateb Misri Min Al-Sittiniyate Al-Motaärguiha (le journal intime de Waguih Ghali. Un écrivain égyptien des Swinging Sixties). La version arabe est signée par le chercheur et traducteur Mohamad Al-Dakhakhni et transcrite par la chercheuse May Hawass, qui explique dans son introduction que « les manuscrits du journal comptent 700 pages environ, toutes scannées d’une version difficile à lire, écrite par Ghali, ivre dans la grande majorité du temps, et qui date d’à peu près une décennie. Les manuscrits étaient scannés et transcrits minutieusement, en ajoutant deux interviews, l’une avec son amie et rédactrice en chef anglaise Diana Athill et l’autre avec son cousin Samir Basta ». Et de préciser : « Le journal intime de Waguih Ghali est partagé en deux volumes : le premier comprend la période allant de 1964 jusqu’en 1966, où il s’est installé en Allemagne de l’Ouest et a publié son unique roman intitulé Beer in the Snooker Club. Et le second comprend les années 1966, 1967 et 1968, où il s’est déplacé, pour la dernière fois, à Londres, avant de se donner la mort début 1969 ».

L’ouvrage jette la lumière sur la vie courte et turbulente du romancier, qui lisait, au moment de la rédaction de son journal, le Français Emile Zola, l’Américain Henry Miller, l’Allemand Günter Grass, le Russe Léon Tolstoï et considérait le Russe Anton Tchekhov comme son héros littéraire. Ghali se considérait comme un intellectuel révolté par les pratiques répressives du régime de l’époque en Egypte et la politique de nationalisation, qui a touché nombre de ses proches.

Selon l’ouvrage, tout sur ce dissident politique, passionné d’alcool, de femmes et de moments d’extase suscite des questions : sa date de naissance, son suicide, ses écrits, ses relations avec sa famille, ses relations avec le régime au pouvoir en Egypte, et même son voyage en Israël après la défaite de 1967.

Souffrance dès l’enfance

L’introduction de l’ouvrage confirme sa date de naissance (le 25 février), à Alexandrie, mais pas son année de naissance. Il est probablement né entre 1929 et 1930. Dans sa jeunesse, son père est décédé et sa mère s’est remariée avec un homme qui n’aimait pas Waguih. La famille avait des difficultés financières. Sans-abri, il était obligé de se déplacer entre amis et parents à Alexandrie et au Caire, surtout chez sa tante, Kitty. Pourtant, quelques membres de sa famille étaient riches et influents. Ghali a fréquenté Victoria College, sur les campus d’Alexandrie et du Caire, de 1944 à 1947. Il a étudié à la faculté de médecine de l’Université du Caire. Il décide de quitter l’Egypte et passe les années 1950 entre Paris, Londres et Stockholm, ensuite, il déménage en Allemagne de l’Ouest en 1960. De 1964 à 1966, il est employé par le corps de l’armée britannique dans la petite ville de Rheydt, en Allemagne de l’Ouest. Il publie son unique roman, Beer in the Snooker Club (bière au club de billard). Le roman est traduit en français, hébreu, néerlandais, arabe, italien et espagnol. Se déroulant dans les années 1950, le roman parle d’un jeune copte nommé Ram, qui, comme l’auteur, a peu d’argent, mais a bénéficié d’une vie de privilèges. Le récit critique à la fois l’entreprise coloniale britannique et le régime de Gamal Abdel-Nasser.

Dans son journal intime, Ghali dit qu’il se sent souvent étouffé dans la ville, mais écrit que l’Allemagne était l’un des seuls endroits à lui avoir donné refuge. Il rêve souvent de déménager à Londres, où il estime qu’il y a beaucoup plus d’opportunités intellectuelles et économiques pour lui. Il s’y installe finalement en 1966, pour vivre dans la maison et sur les ressources de son amie, rédactrice et occasionnellement amante, Diana Athill. Ghali décrit, dans son journal, sa vie mouvementée avec Athill et ses luttes incessantes contre la dépendance à l’alcool et la dépression. Le 26 avril 1966, il écrit : « Je commence à douter d’être déprimé : les mêmes signes que lorsque je m’efforce à m’endormir, à ne pas me réveiller ... et ma peur de la réalité. J’ai eu tellement d’occasions pour rassembler mes forces et organiser ma vie, mais je m’assois et je lis et je continue à lire, ou je me saoule ... et je laisse passer la vie sans rien faire de constructif ».

Selon Athill, Ghali était un homme doux et intelligent. Mais il était un joueur de cartes, un buveur et cherchait toujours à séduire les femmes. Waguih Ghali s’est suicidé le 5 janvier 1969, après avoir écrit que sa mort était « le seul acte authentique de ma vie ».

Visite troublante

Quelques jours après la guerre israélo-arabe de 1967, Ghali s’est rendu en Israël en tant que journaliste indépendant. Il était « le premier Egyptien à se rendre à Israël depuis quinze ans ou presque ... Une nouvelle qui fait la Une ! », racontait-il. Pendant son séjour, qui a duré six semaines, de juillet à septembre 1967, il dépose deux articles pour le Times. En décembre 1967, il enregistre une réflexion plus longue sur sa visite pour la BBC, dont la transcription est publiée en janvier 1968. Pour Ghali, après le rejet du renouvellement de son passeport égyptien, il n’avait rien à perdre politiquement en visitant l’Etat avec lequel son pays natal avait récemment été en guerre. Il était donc sans passeport égyptien. Et il souffrait des critiques de ses compatriotes égyptiens.

Dans le second volume du journal, il raconte que le 26 mai 1968, il était invité avec d’autres personnes pour donner une conférence sur Israël et la Palestine à l’école de l’économie à Londres. Des Palestiniens, des Arabes, des Anglais et des Egyptiens étaient invités. Avant de commencer, le représentant du gouvernement égyptien prend la parole pour dénoncer le fait de présenter Waguih Ghali en tant qu’Egyptien. « Monsieur Ghali n’est pas un Egyptien, il est un dissident en faveur d’Israël », disait-il. Ghali rejette fermement : « Personne ne peut me priver d’un document, mon passeport, et ne pense que je serai un citoyen d’autre pays, par conséquent ». Et ce, avant de retourner à sa place. « J’étais plein de tristesse incompréhensible, tout d’un coup … Après toutes ces années, il était clair pour moi que je ne manquais pas seulement de maison depuis l’âge de dix ans, mais aussi de pays. C’est ce qui m’a pleinement touché durant cette soirée », écrivait Ghali.

Il décrit ses rencontres avec des touristes juifs, des journalistes et des militants israéliens mécontents de la guerre avec l’Egypte. Il raconte sa visite à une église copte non sectaire à Jérusalem et évoque son sentiment d’impuissance face aux réalités des Etats d’Israël-Palestine. Ghali critique le projet sioniste et la politique israélienne envers les pays arabes, sans oublier de critiquer l’Etat nassérien. Le fait d’être déchu de son passeport égyptien a aggravé le sentiment de solitude et de dépression chez Ghali, pour en finir par le suicide.

Si l’on a à chercher les mots-clés de cet ouvrage, on ne trouvera mieux que : dépression, maladie, humiliation, expulsion, déplacement, sentiment de manque d’identité et manque d’argent. Cet ouvrage semble être une tragédie égyptienne par excellence, de tous les temps.

Yawmiyate Waguih Ghali. Kateb Misri Min Al-Sittiniyate Al-Motaärguiha (le journal intime de Waguih Ghali. Un écrivain égyptien des Swinging Sixties). Le journal est rendu en arabe par le chercheur et traducteur Mohamad Al-Dakhakhni et transcrit par la chercheuse May Hawass, deux volumes, 800 pages, aux éditions Al-Kotob Khan, 2021.

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