Entre fiction et réalité, les questions de l’identité, des racines et de la mémoire, de l’homme ou de la patrie, sont traitées dans le roman Qareät Al-Qettar (la lectrice du train). Il s’agit du nouvel ouvrage du journaliste et écrivain égyptien Ibrahim Farghali, lauréat du prix Sawiris en 2013, publié aux éditions Al-Dar Al-Masriya Al-Lobnaniya. La trame se tient au début du XIXe siècle, époque de la Révolution de Orabi, le roman fait la chronique de l’oppression dont ont été victimes les Egyptiens, notamment les pauvres. En 255 pages, l’ouvrage est composé de deux parties, la première est la partie de la fantaisie, où le lecteur se trouve devant un voyageur dans un train, vide de passagers, qui circule sur les rails sans s’arrêter. C’est un train qui ne doit pas s’arrêter, et donc pas de stations, pas de gares et pas de billets. Ce voyageur a tout oublié sur lui-même : son nom, sa vie et la raison de son voyage. Bref, il a perdu sa mémoire. Il rencontre une femme nue et quasi aveugle qui lit pour que le train continue son trajet sans arrêt. Il appelle cette femme Zarqä, au nom de Zarqä Al-Yamama, qui était une femme aux yeux bleus dotée d’une intuition exceptionnelle, d’une vision vive et d’une capacité à prédire les événements avant qu’ils ne se produisent. La seule différence est que la femme nue va lui raconter son passé et non pas son avenir.
L’histoire de Zarqä occupe la seconde partie : le héros-voyageur, garçon à l’époque, était venu au Caire de la Haute-Egypte, après être sorti vivant de la tombe dans laquelle sa grand-mère l’a enterré pour le protéger contre le paludisme. Il est le seul survivant de tout son village. Quand il ne trouve personne de sa famille, il décide de quitter le village sans retour. Il s’est donné un nouveau nom (Mahmoud Al-Wahm, ou Mahmoud l’illusion), a fait plusieurs métiers pour gagner sa vie et a été témoin de faits historiques célèbres, à savoir la Révolution de Orabi en 1881. Il fonde une petite famille avec la vendeuse des roses, et trois décennies après, il essaie de rentrer à son petit village pour retrouver sa famille et ses racines. Il ne trouve personne. Tout le monde est mort lors de la pandémie. Il retourne au train pour lire à la place de Zarqä, pour que le train ne s’arrête pas.
Les messages des symboles
Inspiré par les poètes dont les préoccupations étaient centrées sur l’identité égyptienne et les causes arabes, Farghali mentionne au début du livre cette inspiration du poète égyptien Amal Donqol : « Mes valises sont rangées sur les étagères de la mémoire et le long voyage commence sans train ». Le roman est plein d’interprétations et de symboles, et incite le lecteur à évoquer sa réserve de connaissances, afin de l’analyser.
Le train sans passagers qui ne s’arrête pas. La femme nue et aveugle, qui lit pour que le train continue sans qu’il s’arrête. Le héros-voyageur, sans nom précis, sans mémoire, qui remplace la lectrice du train à la clôture du roman. L’occupation anglaise après l’échec de la Révolution de Orabi, au début du XIXe siècle. Il s’agit là de quelques symboles qui renferment des messages. La fiction et la réalité sont parallèles dans ce roman. Le style direct avec lequel la lectrice raconte l’histoire et le passé du voyageur fait que le lecteur sent qu’elle raconte son histoire à lui. Le train pourrait représenter la vie terrestre, qui doit continuer avec la lecture, la recherche et l’apprentissage des leçons du passé. Il pourrait aussi être la vie éternelle après la mort : l’au-delà. La femme nue et aveugle, qui joue le rôle du guide pour le voyageur, pourrait, pour certains, être l’esprit de l’Egyptien, qui essaie de tirer les leçons du passé de l’occupation, l’humiliation et l’oppression. Le voyageur qui perd sa mémoire est l’homme qui perd sa famille ou sa patrie. Le héros-voyageur a accepté l’histoire racontée par Zarqä, bien qu’elle se déroule dans une époque lointaine et incompatible avec celle du train moderne. Il assure à la clôture du roman : « Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans ma cabine dans ce train ? Je m’en fiche, mais je n’ai plus peur, je ne suis plus confus ... Au final, j’ai une histoire que j’ai écrite moi-même, et j’en suis fier ... Je ne sais pas où les gens que j’ai connues ou avec qui j’ai vécu sont allés avant d’atteindre le train. Ma vie dans le train était des scènes de solitude et d’isolement. C’est un train fou que personne ne sait d’où il vient et où il va ».
Un autre symbole dans le roman, l’échec de Orabi à mettre un terme à la souffrance des paysans égyptiens et à arrêter la vente de l’Egypte aux Anglais, c’est l’échec des révoltes arabes au XXIe siècle. Un récit à lire attentivement, qui invite à poser des questions sur le passé, le présent et l’avenir.
Qareät Al-Qettar (la lectrice du train), 255 pages, éditions Al-Dar Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2021.
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