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La saga des Cicurel ou l’histoire des juifs d’Egypte

Aïcha Abdel-Ghaffar, Mardi, 23 mars 2021

Dans Mémoires du Caire. Souvenirs d’enfance d’un grand-père juif d’Egypte, Ronald Cicurel, mathématicien vivant à Lausanne et né au Caire en 1945, relate les souvenirs d’une famille juive d’Egypte, le départ et les péripéties de son arrivée en Suisse. Une histoire qu’il raconte pour son petit-fils qui, un jour, aura besoin de savoir.

La saga des Cicurel ou l’histoire des juifs d’Egypte

En peu de temps, les Mémoires du Caire de Ronald Cicurel sont deve­nus quasiment un livre de chevet pour pas mal de familles d’origine juive égyptienne, qui ont quitté le pays où elles ont grandi, tout en y restant très attachées, en dépit des années et de l’éloignement. L’auteur, un mathématicien de renom qui vit en Suisse, a voulu transmettre cet amour, ainsi que ses souvenirs d’Egypte à son petit-fils. Pour ce, il lui adresse directement l’ouvrage, rien qu’à voir le titre : Mémoires du Caire. Souvenirs d’enfance d’un grand-père juif d’Egypte. Il y relate sa vie, son lien avec son pays de naissance, avant et après l’année 1956.

Dans l’introduction, l’auteur a pré­cisé que sa fille, Valéry, lui a deman­dé d’écrire les mémoires de sa famille juive séfarade, ayant fondé les grands magasins Cicurel au Caire (les Galeries Lafayette de la capitale égyptienne) durant la première moi­tié du XXe siècle. Elle a dit que maintenant, l’histoire est derrière lui, unique et personnelle, l’invitant à la partager avec les siens.

Ronald prend alors son stylo pour décrire le pays qu’il a connu, très différent de celui qu’ont visité ses trois enfants, tous nés en Europe. Il évoque de manière poétique le désert, les dunes de sable et surtout le Nil, qui est à l’origine de la civili­sation égyptienne, ainsi que la mer Méditerranée qui permet à l’Egypte de s’ouvrir sur le monde extérieur. Il explique aussi les raisons pour les­quelles les villes du Caire et Alexandrie sont devenues cosmopo­lites, de quoi avoir préservé leur identité plurielle et leur multicultura­lisme, favorisés par les échanges commerciaux. Chrétiens, musul­mans et juifs cohabitaient sans pro­blème et sa famille fêtait, tour à tour, Noël, Ramadan et Kippour.

Il nous fait partager ses sentiments lorsqu’il a visité Le Caire en 1982 : d’une part, il se sentait sur une autre planète, et d’autre part, il avait l’im­pression que les rues lui étaient fami­lières, que les voix résonnaient en lui et que chaque odeur lui rappelait un souvenir, parfois des larmes. C’est comme s’il se réveillait d’un coup, après 40 ans de sommeil. Mais il était prêt à accepter la réalité, sans rancune. Ayant compris que chaque part de ses souvenirs illuminait son histoire.

L’auteur décrit par ailleurs Maadi, la banlieue de son enfance, sa station de métro, sa principale rue commer­çante (toujours la même, la rue 9), le Yacht Club. Et ce, à une époque où les parfums lancés par les grandes maisons de mode étaient en vente d’abord au Caire, avant d’être sur le marché à Paris ou à New York. L’éducation des enfants, au sein des familles aisées, était reléguée à des gouvernantes anglaises ; pour la plu­part du temps, les infirmières venaient de la Yougoslavie et les domestiques du Soudan. Il continue à raconter la belle vie qu’il menait, notamment ses vacances d’été pas­sées entre l’Europe et Alexandrie, ses voyages au bord du navire Espéria, qui quittait le port d’Alexan­drie en direction de la Grèce, de l’Italie ou de la France. Et ce, avant de se rendre avec sa soeur à la station touristique de Villars, en Suisse, où séjournait également le fils du Shah d’Iran.

Le Caire en feu

La saga des Cicurel ou l’histoire des juifs d’Egypte
Ronald Cicurel.

Puis à l’âge de 7 ans, il y a eu un changement radical dans son exis­tence. A l’école, son professeur le convoqua un jour pour lui ordonner de rentrer directement chez lui. Le petit a remarqué qu’il était accompa­gné d’un soldat à moto, et une fois il a gagné son domicile, leur maison était entourée de gendarmes. Ce sont ses derniers souvenirs du quartier de Maadi auquel, comme il a compris, il ne retournerait plus.

Quinze ans plus tard, on lui a expliqué ce qui s’est passé en 1952 : les détails de l’incendie du Caire, le départ du roi Farouq. Les magasins Cicurel, détruits par une attaque à la bombe, avaient été reconstruits par son père en 1946, puis ils ont été de nouveau dévastés. Car les propriétés des juifs étaient particulièrement visées, les magasins Cicurel étaient brûlés, ainsi que l’hôtel Shepheard. Les Cicurel ont dû quitter leur rési­dence à Maadi pour s’installer tem­porairement au quartier huppé de Zamalek.

Son père, étant le président de la communauté juive en Egypte, avait tissé des liens avec les Officiers libres, notamment le général Mohamad Naguib. Il a décidé de reconstruire ses magasins et de pour­suivre son activité, alors que d’autres juifs égyptiens avaient décidé de quitter. Il se sentait vraiment égyp­tien et avait soutenu l’armée égyp­tienne à Alamein, indique l’auteur, ajoutant que son oncle paternel, Joseph, fut le directeur de la Banque Misr, voire l’associé de Talaat Harb, et l’un des principaux administra­teurs de la banque qui cherchaient à briser l’emprise étrangère sur l’éco­nomie égyptienne. De plus, sa famille a contribué au développe­ment de la culture du coton. Elle a toujours mis ses contacts de par le monde à la disposition du pays. Et même après la nationalisation de ses magasins, son père était toujours convaincu que l’Egypte était l’exemple type de la société multi­culturelle.

Ronald Cicurel retrace son arbre généalogique. Son grand-père, Moreno Cicurel, le patriarche de la famille originaire de Smyrne (aujourd’hui Izmir), a émigré de Turquie en 1870 pour s’installer au Caire, disposant alors de grands moyens économiques. Ayant com­mencé comme assistant de tailleur dans le quartier de Mouski, il a ensuite trouvé du travail dans les grands magasins Hannaux. En 1887, il a ouvert son premier magasin dans le petit bazar. Et peu de temps après le début du siècle, il a ouvert un nou­veau grand magasin au centre-ville du Caire, près de la place Opéra, ainsi qu’une chaîne de magasins d’aubaines appelée Oreco, à Alexandrie et à Ismaïliya, desservant la classe moyenne.

Les magasins Cicurel ont réussi à se faire une place sur le marché et à se forger une belle réputation, au point de devenir le fournisseur du palais royal sous le règne des rois Fouad et Farouq. Après la mort de Moreno en 1919, son fils aîné Salomon a pris la relève, mais il a été tué en 1927, à 46 ans, et son meurtre brutal a fait la une de tous les jour­naux. La femme de Salomon est partie vivre en France avec leurs enfants, et n’est jamais revenue vivre en Egypte. L’auteur précise dans ses mémoires que Lili, la fille de Salomon, a épousé plus tard, en 1933, Pierre Mendès-France, ancien premier ministre français.

En 1956, pendant la crise de Suez ou l’agression tripartite, les grands magasins Cicurel furent placés sous contrôle gouvernemental, comme pas mal de biens juifs. La majorité de la famille a quitté l’Egypte. Et ce n’est qu’en 1961 que les magasins ont été nationalisés. L’auteur raconte qu’un bon matin, sa mère les a réveillés pour se rendre à l’aéroport en vitesse, pour atterrir en fin de compte en Suisse, alors que son père, Salvator, qui dirigeait l’entreprise familiale, fut arrêté.

La vie sous la neige

Ronald a essayé de s’adapter à leur nouvelle vie sous la neige. Soudain, l’argent est devenu un sujet d’une grande importance pour tous les membres de la famille, car ils en manquaient. Sa maman a dû vendre tous ses bijoux, et le monde s’effon­drait autour d’eux. Le contexte poli­tique de l’époque est souvent de mise. L’auteur communique sa vision de la royauté. Il raconte la naissance de l’Etat d’Israël, les réac­tions hostiles des Frères musulmans contre les juifs, soulignant que ce sont probablement eux qui ont endommagé les magasins Cicurel du centre-ville dans les années 1940. En même temps, il nous emmène sou­vent dans les lieux de son enfance, Groppi, à la rue Soliman pacha, Lappas à la rue Qasr Al-Nil, le souk de Khan Al-Khalili, Garden City, etc. « Cette ville où je suis revenu la première fois en 1987 a une âme particulière, aucune ville ne peut lui faire concurrence. (…) Je ressens toujours la tiédeur de l’Egypte et je me suis posé cette question : pour­quoi avons-nous quitté ce pays magnifique, d’autant plus que ma famille avait de très bons rapports avec le pouvoir militaire ? Mais l’histoire de 1956 a mis fin à 2 600 ans de présence juive en Egypte », fait-il remarquer dans son livre.

Son père Salvator n’a jamais pensé au fait qu’Israël puisse être la desti­nation de sa famille. Il a simplement compris qu’il fallait tourner la page, et n’a même pas essayé de restituer ses biens. Cependant, sa mère ne s’est jamais adaptée, elle est restée « Madame Cicurel la Cairote » !

Le fils, Ronald, se contentait pen­dant des années de raconter la même anecdote à ses amis. « Je n’ai jamais dit à mes amis que nous avions été chassés d’Egypte, mais je leur disais que nous avions quitté à cause de la chaleur », mentionne-t-il, ajoutant qu’ils ont obtenu la nationalité suisse et renoncé à l’italienne. En 1976, le président Sadate avait adressé une lettre à son père, lui demandant de revenir en Egypte et de récupérer ses biens, mais ce dernier venait de mourir !

« Ma gouvernante m’avait appris à remercier le bon Dieu, et cela m’a permis d’accepter le bonheur et de ne pas être hautain ». Ceci dit, il a toujours su profiter des petits plaisirs de la vie, une rencontre, un paysage, une découverte, un bon livre … même si « une partie de lui est tou­jours restée là-bas », dans ce pays où il est né, celui de ses souvenirs. Et de conclure que le dénominateur commun de tous les juifs d’Egypte est cette indépendance d’esprit et le sentiment de liberté. Une liberté qui lui a permis de dépasser ses peurs et de surmonter les tempêtes.

Mémoires du Caire. Souvenirs d’enfance d’un grand-père juif d’Egypte, de Ronald Cicurel, aux éditions Sarina, 118 pages.

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