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La douleur du souvenir

Lamiaa Al-Sadaty, Mercredi, 02 septembre 2020

L’écrivaine égyptienne Nayra Atiya esquisse le portrait de huit femmes juives égyptiennes qui ont vécu le chagrin de l’exil et de l’émigration. Zikrayat, Eight Jewish Women Remember Egypt (souvenirs, huit femmes juives se rappellent l’Egypte) est une ethnographie où histoire et mémoire semblent inséparables.

La douleur du souvenir

Histoire et mémoire,deux facettes d’une même médaille. Le rapprochement de ces deux notions rappelle la dimension humaine de la discipline historique. Ainsi, jaillissent l’intérêt et la beau­té du livre Zikrayat, Eight Jewish Women Remember Egypt (souve­nirs, huit femmes juives se rappel­lent l’Egypte) de Nayra Atiya, une Egyptienne née en 1950, installée aux Etats-Unis. Au-delà des cadres théoriques et méthodologiques des sciences sociales, l’auteure s’est basée sur des rencontres ethnogra­phiques pour constituer le noyau de ce livre, en se donnant la tâche d’écrire une partie de l’histoire de l’Egypte et de décrire la vie d’un échantillon de sa population juive d’avant 1967. Et ce, tout au long de 130 pages où la mémoire s’avère comme étant le vrai protagoniste.

Si l’histoire est couramment qua­lifiée d’être cette « mise en récit du passé selon certaines règles et modalités », c’est la mémoire qui l’oriente en lui posant des questions ou en reconstruisant une certaine vision du passé toujours filtrée par le présent ou par des incidents sur­venus. Bref, ce sont ces réponses ou visions qui comblent certaines lacunes et servent, par conséquent, de puzzle à une image historique fade ou incomplète.

Ce livre est d’un grand intérêt pour tout lecteur avide de découvrir de vrais récits de vie des gens ordinaires. Et pourquoi pas ? L’Histoire ne devrait sans doute pas être uniquement réservée aux grands événe­ments ou aux grandes person­nalités. Il s’agit de récits racontés par huit juives égyp­tiennes nées à la première moi­tié du XXe siècle, appartenant à une classe aisée, lesquelles avaient mené une vie de luxe, ayant à leur disposition des chauffeurs, des gouvernantes, etc. Elles ne parlaient que le français, langue véhiculaire de l’époque au sein d’une société cosmopolite multilingue au Caire comme à Alexandrie. L’arabe étant toutefois employé pour communiquer avec les petites gens.

Une facette de la société égyptienne est donc révélée à travers les récits de ces femmes. Cependant, il ne s’agit d’histoire juive mais c’est plutôt de l’histoire d’une Egypte qui était, à l’époque, en pleine métamorphose sociopoli­tique : Un discours de haine propa­gé par Nasser contre les étrangers et les juifs, qui s’infiltre par la suite aux Egyptiens de souche ; des confiscations des biens et en un clin d’oeil une contrainte de départ. Comment les familles de ces huit femmes ont-elles décidé de quitter leurs terres natales ? Comment ont-elles pu surmonter les défis impo­sés par leur pays d’accueil ? Comment ces huit femmes conçoi­vent-elles la diaspora et comment perçoivent-elles l’Egypte, après ces longues années ? Les réponses à ces questions sont données parallèle­ment en huit chapitres, consacrant un chapitre à chaque interlocutrice, où elle raconte sa propre expé­rience.

Il est nécessaire ici de souligner le fait que Nayra Atiya a eu l’intel­ligence de partir d’un élément de culture religieuse juive, qui nourrit une injonction mémo­rielle liée à l’exil, celle du Zakhor (souviens-toi), visant à préserver les traces du peuple juif menacé de destruction.

Authenticité des récits

La beauté de ce livre émerge à plusieurs niveaux. Au niveau de l’écriture, Atiya dépose ces témoignages dans un registre d’anglais standard et parfois même familier parsemé des emprunts à l’arabe, ce qui octroie de l’intimité et de l’au­thenticité aux récits. Au niveau de la disposition, la préface sert de cadre historique qui met aisément le lecteur dans le bain, dès les premières pages. En outre, Atiya y expose le procédé ethnographique adop­té, ainsi que les supports employés. Elle n’hésite pas à souligner à son lecteur les moments dans lesquels elle s’est infiltrée pour combler une lacune due à un trou de mémoire chez l’une de ses interlocutrices. Ces ajouts n’affectent en aucun cas l’authenticité des récits, car sou­vent il s’agit de précisions qui ser­vent à mieux cadrer les témoi­gnages.

Elle débute chaque chapitre en racontant comment elle a rencontré son interlocutrice. Le lecteur se trouve enchanté de faire lui aussi la connaissance de cette dernière. Il devient à son tour témoin des bles­sures profondes infligées et des défis relevés.

Nayra Atiya semble voir dans ces interlocutrices un reflet de son être. Le fait qu’elle est copte et que ces femmes sont juives, ou qu’elle avait quitté l’Egypte à l’âge de dix ans alors qu’elles étaient adultes lors de leur départ, n’impose aucune distance entre elles. Elles partagent toutes un dénominateur commun : faire partie d’une mino­rité égyptienne, qui a immigré à New York et qui ne cesse de se souvenir d’une Egypte qui habite toujours leur esprit, malgré le temps et la distance. Les récits de ces huit femmes juives se terminent par leur installation réussie à New York.

En lisant, on se pose constamment la question suivante : si le témoi­gnage oral pourrait combler des lacunes dans les sources historiques, à quelle mesure la rupture tempo­relle et spatiale pourrait agir sur l’authenticité des sources orales dont la mémoire fait partie ? Une occasion d’y réfléchir avec l’au­teure, qui a déjà signé un bestseller en 1984, Khul-Khaal : Five Egyptian Women Tell Their Stories.

Zikrayat, Eight Jewish Women Remember Egypt, de Nayra Atiya, aux éditions AUC Press, 2020, 130 pages.

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