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Chronique d’une épidémie

Rasha Hanafy, Mardi, 18 août 2020

Obstétricien et gynécologue, Dr Mohamad Aboul-Ghar est également un militant engagé qui a signé plusieurs livres en lien avec l’histoire de l’Egypte. Son tout dernier est un bel ouvrage sur la grippe espagnole de 1918. Une comparaison avec la pandémie actuelle.

Chronique d’une épidémie

Les grandshistoriens Abdel-Rahman Al-Raféï et Chafiq pacha n’ont rien mentionné dans leurs oeuvres sur l’épidémie qui a ravagé l’Egypte en 1918-1919. Ils ont été plutôt pris dans le tourbillon de la révolution qu’ils ont largement documentée. Pour suivre les traces de cette foudroyante épidémie de la grippe espagnole, qui s’est répandue dans le monde entier à l’issue de la Première Guerre mondiale, Dr Mohamad Aboul-Ghar a dû recourir aux archives des journaux égyptiens de l’époque, notamment Al-Ahram et Al-Moqattam, ainsi qu’aux rapports officiels sur la santé en Egypte, pendant la Première Guerre mondiale, rédigés par des médecins anglais, puisque le pays était sous occupation britannique.

Obstétricien et gynécologue né en 1940, Aboul-Ghar est aussi un militant politique et membre fondateur du Parti socio-démocrate, qui possède à son actif plusieurs ouvrages s’intéressant de près à l’histoire de l’Egypte. Son nouveau livre Al-Wabä Allazi Qatala Miä Wa Samanoun Alf Misri (l’épidémie qui a tué 180 000 Egyptiens) est une chronique de la grippe espagnole, qui a fait 50 millions de morts de par le monde. Le livre présente surtout une chronique, au niveau national, fournissant des détails assez riches sur ce qui s’est passé en Egypte à l’époque de cette épidémie qui a tué 1,5 % de la population égyptienne. « L’absence de toute information sur cette épidémie au niveau de l’Egypte dans les ouvrages des grands historiens de l’époque nous a poussés à croire que le pays n’a pas été touché par la pandémie. Or, ce n’est pas vrai. Je suis tombé sur une recherche effectuée par Christopher Rose, professeur à l’Université de Texas, évoquant l’impact de la grippe espagnole en Egypte à l’issue de la Première Guerre mondiale sur les plans social, économique et politique », indique Aboul-Ghar dans son livre. Et de préciser : « Cette épidémie a fait beaucoup plus de victimes que la Première Guerre mondiale. Pour préserver le moral des soldats, il était complètement interdit de publier des informations sur la grippe espagnole. L’Espagne était un pays neutre qui ne s’était pas impliqué dans la guerre, c’est pourquoi les journaux espagnols écrivaient sur ce sujet quotidiennement et en détail. L’Espagne est devenue donc la principale source d’information en la matière, et c’est pourquoi on appelait cette épidémie la grippe espagnole ».

L’économiste et sociologue allemand Max Weber, le conseiller diplomatique britannique Mark Sykes, dont le nom est associé à l’accord Sykes-Picot, l’écrivaine féministe Malak Hefni Nassef et le politicien wafdiste Labib Abdel-Nour ont tous péri à cause de la grippe espagnole. L’auteur consacre tout un chapitre aux photos des célébrités de par le monde atteintes par la maladie. Parmi celles-ci figurent l’ancien président américain Roosevelt, le leader indien Gandhi, le premier ministre britannique Loyd George, le célèbre Walt Disney ou encore l’empereur de l’Ethiopie Hailé Sélassié.

L’idée du livre, comme l’explique Aboul-Ghar dans l’introduction, était de lier la grippe espagnole de 1918 au Covid-19 de 2020, en montrant les points de ressemblance entre les deux épidémies et leurs effets sur la population, à un point d’avoir été l’une des causes qui ont provoqué la Révolution de 1919.

La goutte qui a fait déborder le vase

L’auteur a réussi à récolter les informations nécessaires pour son livre, grâce aussi à l’aide de ses collègues médecins, anglais et américains, qui lui ont envoyé des copies des documents issus des archives britanniques. Selon le livre, la grippe espagnole a eu trois vagues : la première en mai-août 1918, avec la fièvre comme premier symptôme. La deuxième vague en septembre-décembre 1918, avec des effets secondaires pulmonaires. Et la troisième, en mars 1919, avec des effets limités, car le virus était devenu plus faible. Selon les rapports des médecins anglais, « les autorités britanniques en Egypte ont réduit le budget dédié aux services sanitaires, ce qui a aggravé la situation dans le pays et a coûté la vie à un grand nombre d’Egyptiens, s’ajoutant à la fièvre récurrente, au typhus et aux maladies de carence nutritionnelle ».

Aboul-Ghar assure que les journaux égyptiens ont publié les symptômes, les moyens de précaution, les analyses médicales à effectuer, les instructions pour soigner les malades, celles pour le confinement, etc. Les écoles, les théâtres, les cinémas et les lieux de culte ont été fermés à cause de l’épidémie.

Sur le plan économique, la Grande-Bretagne a imposé le service militaire obligatoire à 350 000 paysans, de quoi avoir provoqué une grande colère parmi les Egyptiens ravagés par les sentiments d’injustice et d’oppression. Ces décisions ont conduit à la diminution du nombre de paysans, à la réduction de l’espace agricole et par conséquent, au manque de denrées alimentaires, à une plus grande pauvreté et à l’inflation. Les citoyens n’arrivaient plus à subvenir à leurs besoins primordiaux, d’où l’explosion de la situation en 1919.

« En effet, l’épidémie, qui a tué près de 180 000 Egyptiens, alors que la population à l’époque ne dépassait pas les 13 millions, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les manifestations organisées par les paysans dans de nombreux villages se sont transformées en une véritable révolution en mars 1919, dirigée par Saad Zaghloul », mentionne Aboul-Ghar dans son livre. Et d’ajouter : « La révolution a porté ses fruits : le régime s’est plié au changement, il y a eu une nouvelle Constitution ainsi qu’un nouveau parlement. De plus, l’influence britannique en Egypte s’est réduite ».

Le livre est doté de deux annexes : la première, des tableaux représentant les taux de mortalités et de patients dans tous les gouvernorats ; la seconde, des copies scannées des rapports en anglais et en arabe rédigés par les médecins de l’époque.

Pour clôturer le livre, Aboul-Ghar conclut : « L’étude des épidémies est d’une grande importance, car leurs séquelles marquent l’humanité pendant longtemps. Souvent les virus sont capables de muter et de se propager à travers les oiseaux et les animaux sauvages, avant de contaminer l’homme ».

Al-Wabä Allazi Qatala Miä Wa Samanoun Alf Misri (l’épidémie qui a tué 180 000 Egyptiens), aux éditions El-Shorouk, 2020, 214 pages.

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