La romancière américaine Toni Morrison pense que les Etats-Unis feront leur entrée dans l’histoire par trois portes : la Constitution, le baseball et le jazz. Celui-ci a été le cadeau des Nègres kidnappés en Afrique et transportés vers le nouveau monde, où ils ont été réduits à l’esclavage.
Salah Hachem, critique égyptien de cinéma vivant à Paris, reprend cette idée dans son récent ouvrage, paru en arabe, Moussiqa Al-Jazz, Nachät wa Tatawor Moussiqa Al-Soud fi Amrika (jazz, évolution de la musique noire aux Etats-Unis). Il a été publié en fait lors de la dernière édition du Festival international d’Ismaïliya sur les documentaires et les courts métrages. Et ce, pour mettre en lumière les genèses de cette musique rebelle et son lien avec le cinéma, tout au long du XXe siècle. Ainsi, les divers chapitres de l’ouvrage retracent l’histoire du jazz, son introduction en Egypte et dans le cinéma mondial.
L’auteur fait aussi le lien avec l’islam, précisant que certains musiciens de jazz, toutes origines confondues, se sont convertis à l’islam, tel le Sud-Africain Dollar Brand, qui a changé son nom en Abdullah Ibrahim et qui a milité avec sa musique pour la libération de Nelson Mandela. En Egypte, dit l’auteur, Yéhia Khalil a réussi à faire l’amalgame entre musique orientale et jazz. Il a formé un premier groupe musical, spécialiste du genre, en 1979, et a composé plusieurs morceaux à succès comme Hakawi Al-Ahawi (histoires des cafés), Dounia (vie) et Yaïch Ahl Baladi (vive les gens de mon pays). La musique jazz a fait son apparition au cinéma, en tant que bande sonore accompagnant l’image, dans les films muets durant la première partie du XXe siècle. Ensuite, avec l’émergence du cinéma parlant, Alan Crosland a réalisé Le Chanteur de jazz, en 1927. Le réalisateur français Louis Malle s’était aidé du compositeur de jazz américain Miles Davis, fondateur du courant cool jazz, pour composer la bande musicale du film Ascenseur pour l’échafaud, produit en 1958. La musique du film a été consacrée meilleur disque musical par l’Académie de Charles Cros en France.
Le livre de Salah Hachem s’attarde sur le documentaire Je suis noir (1958), du réalisateur français Jean Roches, lequel a inauguré une nouvelle phase dans l’histoire du documentaire, classée comme faisant partie de l’anthropologie visuelle. Ce film dépeint la misérable vie d’un groupe de migrants du Niger à la recherche de travail en Côte d’Ivoire et habitant des ghettos dans la banlieue d’Abidjan. L’homme africain est devenu avec ce film un personnage actif pour la première fois au cinéma. Le film Bird, réalisé en 1988 par Clint Eastwood, relate la vie de l’un des monuments du jazz, à savoir : Charlie Parker (1920-1955). C’est aussi une étape importante dans l’histoire du jazz au cinéma.
L’image de l’homme noir dans la conscience collective américaine oscillait entre marginalisation et défense des droits, entre racisme et ouverture d’esprit. Avant de citer des exemples de films conçus par les Noirs pour des Noirs, l’auteur mentionne, au début de l’un des chapitres, une exergue du militant et sociologue afro-américain, William Du Bois (1868-1963), expliquant le sentiment de tiraillement dont souffraient ses pairs, condamnés à se voir toujours à travers le regard des autres, à se sentir américain et nègre à la fois, avec deux identités en conflit dans un même corps noir. Vers la fin des années 1960, l’image des Noirs au cinéma a commencé à soulever de multiples interrogations, questionnant la réalité des Etats- Unis, comme le film Do The right du réalisateur Spike Lee, en 1989.
Cent ans d’évolution
L’évolution de la musique jazz s’est opérée en 100 ans environ ; elle est vite devenue la musique capable d’assimiler les différences et de digérer les autres formes d’expression musicale. Elle a été influencée entre autres par la musique des rues, les appels des vendeurs, les appels au travail entonnés par les travailleurs dans les champs, les chansons tristes et nostalgiques de blues ainsi que les cantiques religieux. L’historien musical James Lincoln Collier a d’ailleurs précisé dans son livre L’Aventure du jazz que l’homme africain, déporté par la force vers l’Amérique, était souvent vêtu de misérables haillons. Il gardait en sa mémoire la culture de son pays d’origine et les moyens de fabrication des objets traditionnels. Au fil du temps, il a su adapter sa musique aux conditions de vie et de travail dans les plantations de tabac et de coton. Le critique évoque ensuite le phénomène des clubs et des cafés, regroupant les fans du jazz, ne jouant que cette musique.
Basée sur l’improvisation, elle permet de jouer en toute liberté et d’assimiler les autres formes, folklorique, orientale, latine, etc. De quoi avoir donné lieu à toutes sortes d’hybridation, et il en cite les mélanges réussis de Ziyad Rahbani et de Rabie Abou-Khalil (Liban), d’Anwar Abraham (Tunisie) et de Yéhia Khalil (Egypte). C’est un langage universel à même de purifier l’âme, de la débarrasser des nausées et de l’ennui provoqués par la culture de consommation. Pour Hachem, le jazz est l’enfant orphelin de l’Afrique.
Moussiqa Al-Jazz, Nachät wa Tatawor Moussiqa Al-Soud fi Amrika (jazz, évolution de la musique noire aux Etats- Unis), de Salah Hachem, édité par le Centre de la civilisation arabe, 2020, 160 pages.
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