Les plus vieux vont mourir, et les plus jeunes vont être oubliés », ces mots de David Ben Gourion, le fondateur de l’Etat hébreu, ont interpellé l’écrivain jordano-palestinien Ibrahim Nasrallah. Il a été très touché par ce message prévoyant la disparition des siens. Déjà, dès le début de sa carrière, il avait décidé de garder vivant l’héritage oral de la Palestine, avant même Jésus-Christ, de l’enregistrer en ayant recours à l’aide des vieilles personnes.
Sa trilogie Solassiyat Al-Ajras (la trilogie des cloches) s’inscrit dans cette optique. Elle fait partie de tout un projet littéraire qu’il intitule Al-Malha Al-Falastiniya (la comédie palestinienne), à l’instar de la Divine Comédie de Dante ; ce projet regroupe jusqu’à présent neuf autres romans, outre la trilogie. Il vise à analyser l’histoire palestinienne sur une période de 250 ans.
L’auteur, qui est également poète, photographe et peintre, travaille dessus en même temps qu’un autre projet intitulé Al-Chorofat (les balcons), composé de cinq romans, où il tourne en dérision la faiblesse du citoyen arabe et la déchéance des régimes politiques.
La Trilogie des cloches décrit en trois tomes l’histoire moderne de la Palestine durant le XXe siècle, qui sont respectivement : Zélal Al-Mafatih (ombres de clés), Sirat Aïn (la biographie d’un oeil) et Dabbaba Taht Chagaret Aïd Al-Milad (un char au pied du sapin de Noël). Cela dit, elle évoque la souffrance palestinienne, depuis la promesse de Balfour en 1917 et l’affluence des juifs vers la Palestine jusqu’à la fin de la première Intifada, en 1993.
Le travail sur la trilogie a commencé en 1990. Nasrallah, qui a quitté la Palestine depuis l’enfance pour vivre en Jordanie avec ses parents, a dû revisiter les lieux de ses trois romans qui peuvent être lus séparément. Il a récolté pas mal de témoignages, enregistré nombre d’anecdotes.
Le premier tome de la trilogie, Zélal Al-Mafatih, commence un peu plus avant la nakba de 1948. Le roman symbolise la résilience de l’héroïne Mariam, appelée souvent Oum Gasser, symbole de la femme palestinienne, combattante face à l’intransigeance et à l’arrogance israélienne qu’incarne le soldat israélien Nahum. Plusieurs confrontations ont lieu entre les deux personnages, et à chaque fois, c’est Mariam qui triomphe, même si parfois on a l’impression du contraire.
Lors de leur première rencontre, Mariam a trouvé le soldat tout jeune. Il avait à peine 17 ans et était caché dans une bergerie. Le reste de sa troupe avait pris la fuite, craignant d’être tué par une femme arabe et de succomber au déshonneur.
Contrairement aux attentes du soldat, Mariam le cache chez elle, puis l’aide même à s’évader, en suppliant son mari Abou-Gasser de le garder en vie: « Il a le même âge que notre fils Gasser; sa mère doit être morte d’inquiétude, c’est fou d’attendre ! ».
Ingrat, Nahum, une fois sauvé, reviendra sept mois plus tard, avec son bataillon, pour détruire le village de Mariam, Rass Al-Sour. Tous les habitants ont été obligés de partir et de migrer vers les villages voisins, encore plus pauvres. « La majorité des Israéliens croient que la Palestine est devenue la leur, à la suite de la promesse de Balfour. Ils ne comprennent pas que cela implique l’effusion de beaucoup de sang parmi les rangs des Palestiniens, qui ne se laisseront pas faire ». L’objectif de l’armée israélienne était de bombarder tout le village afin d’effacer toute trace de vie. « Ces Palestiniens croient que s’ils gardent les clés de leurs maisons, ils y reviendront. Mais ils peuvent toujours rêver ; ils oublient qu’on est les seuls à posséder la clé à même d’ouvrir toutes les portes », affirme le chef de bataillon à Nahum.
Le village reconstruit de mémoire
La deuxième confrontation s’est déroulée en 1967, date de la défaite totale des Arabes. Nahum, qui prétendait chercher Oum Gasser pour la remercier et lui faire des cadeaux, a été renvoyé par cette dernière. Elle l’a humilié devant tout le village. « Tu es venu à dos de char pour me remercier devant les habitants? Moi je t’ai sauvé alors que tu étais désarmé. Car nous, nous ne tuons pas celui qui crie au secours. Ce n’est pas dans nos moeurs. Rappelle-toi que le jour où les larmes de ta mère ont cessé de couler, tu as fait couler les larmes des nôtres », lui a-t-elle alors dit.
Mariam, devenue âgée, souffre évidemment de l’exil. Malgré tout, elle décide quand même de reconstruire son village, avec l’aide des siens, et monte tout un plan pour ce faire. Elle dessine un croquis sur le sable, se rappelant de mémoire comment étaient les façades des maisons, la mosquée, l’église, l’école des filles, celle des garçons, les rues… Tout doit redevenir comme il y a quarante ans.
Les habitants du village se précipitent pour la soutenir; essayant de lui indiquer l’emplacement de leurs maisons. Mais une fois de plus, Nahum s’attelle à effacer ce plan. C’est la troisième confrontation avec Mariam. « Rien qu’une trace de leurs maisons ou d’un arbre peut être considéré comme un indice qu’ils ont vécu un jour par là », explique Nahum. Pour justifier sa prochaine agression, ce dernier répète tout au long de l’oeuvre : « S’ils n’étaient pas coupables, ils n’auraient pas mérité d’être punis. Le destin les a amenés vers moi pour me venger ».
L’oeil derrière la caméra
Si Mariam dans Zélal Al-Mafatih a symbolisé la mémoire palestinienne, Karima Abboud, la première photographe-femme arabe, dans Sirat Aïn est elle aussi symbole de résistance. Son arme, c’est sa caméra. Son père, Saïd, un prêtre chrétien de renommée fasciné par l’art et la musique, a toujours cru en elle. Il l’a sans cesse encouragée à aller de l’avant et à développer son talent.
Ambitieuse et audacieuse, Karima a réussi à briser tous les tabous de la société. Elle a décidé de travailler en tant que photographe, alors que c’était un métier jusqu’ici réservé aux hommes. Devenue propriétaire d’un studio de photographie à Haïfa, elle a fait preuve d’un talent exceptionnel. Puis un jour, elle découvre qu’un photographe juif appelé Moshé Nordo a pris des photos de plusieurs villes palestiniennes sans Palestiniens. Et ce, dans le but de les envoyer à des organisations sionistes pour les encourager à venir ériger des implantations sur « la terre promise ».
Karima a voulu le combattre avec la même arme, c’est-à-dire capter des photos, mettant en relief l’existence palestinienne et la vie de tous les jours. Elle a, entre autres, capté des photos de la grève palestinienne en 1936 contre l’installation des juifs venus du monde entier pour réclamer leur droit à la Palestine.
Ibrahim Nasrallah raconte, par la suite, comment Karima Abboud a échappé à une tentative d’assassinat fomentée par deux photographes sionistes. Atteinte de tuberculose, elle a transmis sa maladie au reste de la famille et a ainsi perdu son frère et sa mère. Elle est elle-même décédée en 1940, à l’âge de 47 ans.
Soulèvement et boycott
Le dernier volume de la trilogie, Dabbaba Taht Chagaret Aïd Al-Milad, vise à mémoriser un autre chapitre du combat palestinien. Et ce, à travers l’histoire de la famille Iskander.
Ce dernier a échappé à la Première Guerre mondiale par miracle et a épousé Martha. Celle-ci adorait le chant et avait une voix mélodieuse. Elle chantait le drame de son peuple et enchaînait merveilleusement les événements. Toute la famille vivait, de père en fils, dans la ville de Beit Sahour (à proximité de Bethléem), laquelle a témoigné de plusieurs incidents catastrophiques, depuis la Révolution palestinienne de 1936, en passant par la nakba de 1948, jusqu’à la première Intifada en 1987. D’ailleurs, l’écrivain considère celle-ci comme étant le premier soulèvement arabe et l’inscrit dans la même lignée que les soulèvements populaires plus récents du Printemps arabe.
L’ouvrage met l’accent sur la désobéissance civile qu’a connue la ville de Beit Sahour lors de l’Intifada. Les citoyens se sont organisés en plusieurs comités, faisant appel au boycott des produits israéliens. Ils ont formé leurs propres entreprises locales comme « L’Entreprise du lait de l’Intifada ». En outre, ils ont refusé de payer les impôts et d’obtenir des cartes d’identité accréditées par l’autorité israélienne.
En réponse, une série d’arrestations visait à punir les Palestiniens. De nouveau, nous retrouvons le personnage de Nahum ainsi que ses collaborateurs, qui se prêtent à des agissements atroces: torture, meurtre… tous les moyens sont bons pour rappeler les Palestiniens à l’ordre.
A la fin de ce troisième roman, l’écrivain insiste sur la victoire de la ville de Beit Sahour, qui a résisté jusqu’à vaincre une armée terrifiante. Celle-ci a fini par se retirer, malgré un veto américain qui la soutenait. Par le biais de cette trilogie et par ses autres oeuvres, Nasrallah continue de tirer la sonnette d’alarme, rappelant au monde le drame des siens. Et ce, à un moment où la cause palestinienne semble sombrer dans l’oubli, écartée par tant d’autres questions d’actualité. Son roman Harb Al-Kalb Al-Saniya (la deuxième guerre du chien) lui a valu le Prix international de la fiction arabe (Booker) en 2018 .
Solassiyat Al-Ajras (la trilogie des cloches), d’Ibrahim Nasrallah, 2019, aux éditions Arab Scientific Publishers et Tanmiya.
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