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Ibrahim Nasrallah : Toutes mes oeuvres pourraient être classées sous l’étiquette de la Comédie palestinienne

Rania Hassanein , Dimanche, 26 janvier 2020

De passage au Caire, l’écrivain jordanien d’origine palestinienne Ibrahim Nasrallah a introduit sa dernière oeuvre Solassiyat Al-Ajras (la trilogie des cloches) au public égyptien à traver une rencontre à la librairie Tanmiya. Les personnages de sa trilogie en disent long sur les drames de son peuple, mais aussi sur sa détermination.

Ibrahim Nasrallah

Al-Ahram Hebdo : Vous avez passé votre enfance dans le camp des réfugiés Al-Wehdat à Amman, en Jordanie, car vos parents avaient quitté la Palestine en 1948, après la nakba. Comment cette expérience vous a-t-elle marquée ? Et quel est son impact sur l’écri­vain que vous êtes devenu ?

Ibrahim Nasrallah: C’est sans doute dans le camp de réfugiés que j’ai connu toute la souffrance de mon peuple. J’ai supporté le froid, la faim et le choc d’être arraché à mon sol. On a tous été déracinés de notre terre. Mais j’ai quand même expéri­menté l’espoir aussi, en étant témoin de la résistance palestinienne. Tout cela a laissé son empreinte sur mon écriture et s’est traduit surtout dans quelques-uns de mes romans comme Toyour Al-Hazar (les oiseaux de la prudence), Mogarrad Itnein (rien que deux personnes), Zaytoun Al-Chawarie (olives des rues) et dans certains poèmes aussi.

— Vous avez plusieurs cordes à votre arc. Poète, romancier, vous dessinez aussi et aimez la photo­graphie … Quel est le moyen d’ex­pression qui vous est le plus proche ?

— Parfois, je peux me confier à travers le roman plus que la poésie, et vice-versa. Tous les moyens d’ex­pression que je maîtrise se trouvent réunis dans mes oeuvres littéraires; il y a par exemple une forte présence de l’image, on dirait parfois des scènes cinématographiques. De quoi accentuer leur valeur artistique. Ceci dit, la poésie et le roman me sont indispensables.

— Décidez-vous la forme de votre oeuvre avant de l’élaborer ?

— Je n’ai pas de critères fixes et préalables. Une fois née, l’idée prend corps et me dicte spontanément la forme d’écriture. Je dois lui donner libre cours pour qu’elle se développe en toute liberté, sur les plans artis­tique et humains.

— La cause palestinienne est l’épine dorsale de la plupart de vos oeuvres. C’est le cas notamment de vos deux principaux projets littéraires : Al-Malha Al-Falastiniya (la comédie palestinienne) et Al-Chorofat (les balcons). Cette catégori­sation ne vous dérange-t-elle pas ? Vous n’en êtes pas pri­sonnier en quelque sorte ?

— Je crois que toutes mes oeuvres pourraient être sous l’éti­quette de la Comédie palesti­nienne. Même les textes qui ne s’y plient pas directement sont en lien avec le parcours historique palestinien. D’ailleurs, tous les événements en cours dans le monde arabe sont en lien avec la cause palestinienne ou en décou­lent. En même temps, cette cause souffre gravement à cause de la détérioration de l’état actuel. Donc, le fait de dire que chaque mot que j’écris peut être classé sous mon projet la Comédie palestinienne ne me dérange aucunement. Cela s’ap­plique aussi à mes poèmes d’amour et à mes textes de réflexion. Il y a un lien très particulier qui relie toute mon oeuvre, ce qui n’est pas sans refléter mon angoisse d’écrivain et de citoyen qui a été forcé de quitter son pays. L’existence de mon second grand projet Al-Chorofat aide les critiques et les chercheurs à mieux cadrer mon oeuvre et à mieux suivre le fil d’Ariane reliant tous mes livres.

— Est-ce que vous pouvez écrire quelque chose d’autre tout à fait différent, loin de ce sujet palesti­nien qui vous tient à coeur ?

— Dans le camp des réfugiés d’Al-Wehdat, j’ai ressenti l’austérité de la vie. Ensuite plus tard, quand j’ai travaillé en tant que professeur dans des écoles primaires en Arabie saoudite, dans le désert, j’ai touché à la souffrance des autres. De quoi m’avoir aidé à assimiler ma propre souffrance. Le résultat fut alors le roman Barari Al-Homma (Prairies of Fever, 1998) qui ne traitait pas du tout de la Palestine. Je peux citer aussi un autre roman intitulé Aoue Al-Général la Yansa Kélabo (Aoue.. le général n’oublie pas ses chiens) qui aborde la chute de l’intellectuel et son rapport avec le pouvoir. Garas Al-Madina (la cloche de la ville) parle d’Amman, car j’ai vécu plutôt à Amman qu’en Palestine. Ce qui me préoccupe en général, ce sont les défis de la nation arabe, la Palestine y compris.

— Pensez-vous que continuer à raconter les maux palestiniens porte ses fruits ou que l’impact de ce sujet s’est affaibli vu l’état d’ur­gence des autres cas arabes ?

— En tant que Palestiniens, nous avons été influencés par beaucoup d’écrits. Les miens vont certes avoir un impact à leur tour. J’ai suivi le parcours de la cause palestinienne, et mes écritures portent maintenant leurs propres et importantes influences. Je le ressens déjà malgré le fait, il est vrai, que la cause pales­tinienne souffre dernièrement des conséquences du soulèvement de la part de beaucoup des régimes arabes.

— Dans votre dernier ouvrage Solassiyat Al-Ajrass (la trilogie des cloches), paru l’an dernier, vous essayez d’archiver l’histoire de l’Intifada palestinienne en mettant l’accent sur les différents aspects de la résistance, d’une couche sociale à l’autre. Est-ce que votre objectif principal est de documen­ter ce soulèvement populaire histo­rique ?

— Mon travail littéraire n’est pas documentaire. Je n’enregistre pas les anecdotes des Palestiniens liées à une période donnée, mais je m’en réfère à quelques-unes, en crée d’autres, et je les insère dans la trame du roman. J’espère qu’un jour mes oeuvres vont faire partie de l’histoire de la littérature univer­selle, celle qui dépasse les frontières et inspire les lecteurs de par le monde. Car elle ne traite pas unique­ment de la Palestine, mais de toute l’humanité. Aujourd’hui, en fêtant les 20 ans de la sortie du roman Zaman Al-Khoyoul Al-Baydaa (l’ère des chevaux blancs), je confirme que je crois en la puissance de la littérature. Je ressens son impact sur les lecteurs que je croise en Egypte, en Jordanie, comme ailleurs. Elle a la même importance partout.

— La parution de votre trilogie a été retardée par la sortie de votre chef-d’oeuvre Zaman Al-Khoyoul Al-Baydaa. Pourquoi ?

— L’expérience d’écrire une trilo­gie était trop dure. Je trouve tou­jours une grande difficulté à en parler, car je vis toujours sous son influence. Parler d’une oeuvre une fois achevée me semble encore plus difficile. Le travail sur Zaman Al-Khoyoul Al-Baydaa m’a aidé à élaborer de nouvelles idées et c’est ainsi qu’est née la trilogie. Sa publi­cation a été remise à cause de la parution de Zaman Al-Khoyoul Al-Baydaa. Ensuite, elle a été retar­dée davantage lorsque j’ai eu le prix de la fiction arabe (Booker) en 2018, pour mon livre Harb Al-Kalb Al-Saniya (The Second War of The Dog, ou la deuxième guerre du chien).

L’idée de la désobéissance civile de la ville de Beit Sahour m’a inspiré le plus grand tome de la trilogie Dabbaba Taht Chagaret Aïd Al-Milad (un char au pied du sapin de Noël), puis j’ai éla­boré le reste. Mon objectif était de présenter trois romans liés, mais qu’on pouvait lire indé­pendamment.

— Pourquoi avez-vous choi­si de faire référence aux cloches dans le titre? Et la tri­logie représente-t-elle certains nouveaux aspects ?

— Le choix du mot Ajras (cloches) fait allusion à la forte présence de la lutte chrétienne dans les milieux palestiniens, chose qui ne figurait pas dans mes oeuvres précédentes. De même, le fait d’avoir un personnage israélien parmi les protagonistes, à savoir le soldat Nahum, dans Zélal Al-Mafatih est également nouveau par rapport à mes oeuvres précédentes.

Souvent, on a tendance à montrer un soldat israélien sur le front ou dans des scènes de torture, mais c’était la première fois que l’on aborde sa manière de penser, les motifs de ses actes. C’était égale­ment la première fois qu’on met en lumière le rôle de la photographe palestinienne Karima Abboud dans Sirat Aïn (la biographie d’un oeil), et c’était d’ailleurs très intéressant pour moi en tant que photographe. Il y avait vraiment très peu d’informa­tions la concernant et c’est un prêtre de son église, faisant office de son père spirituel, qui m’a aidé durant mon travail de documentation.

— En tant que photographe et peintre, vous étiez imprégné dans les deux tomes de la trilogie Sirat Aïn (biographie d’un oeil) et Zélal Al-Mafatih par le jeu d’ombre et de lumière, par le contraste du clair-obscur.

— Tout écrivain se nourrit de ses diverses connaissances et ceci se reflète dans son oeuvre. Le cher­cheur et poète égyptien Ahmad Sweilam a très bien analysé la sym­bolique de l’ombre au niveau philo­sophique, esthétique et littéraire dans ma trilogie.

— Vous avez opéré des visites de repérage pour écrire, était-ce compliqué? Risquez-vous par cela d’être accusé de vouloir nor­maliser avec l’Etat hébreu ?

— Pour visiter mon pays, ma ville, je dois obtenir une permission de la part des autorités palesti­niennes. Et cela est primordial pour pouvoir écrire. Donc je ne considère pas du tout cette démarche comme une normalisation avec Israël. Je refuse catégoriquement, par contre, d’avoir affaire à des romanciers ou des poètes israéliens. Je refuse d’as­sister à leurs colloques ou d’être présent dans des festivals israéliens.

Par ailleurs, je suis pour le fait de traduire la littérature arabe vers l’hébreu. Je trouve que c’est impor­tant. Car nos récits sont capables de bouleverser leurs paramètres et leurs hypothèses.

— Vous projetez-vous dans le futur, parfois ?

— Malheureusement, l’image de ce qui s’est passé avec les Amérindiens hante mon esprit. Le même scénario peut se répéter faci­lement. Les grandes puissances mondiales sont devenues des forces de dévastation et de destruction. Ce ne sera pas très compliqué, pour elles, d’exterminer ou de massacrer plusieurs autres peuples, durant les décennies à venir.

— Vous avez récemment décla­ré que la tentative de transformer votre roman Zaman Al-Khoyoul Al-Baydaa en un feuilleton télévi­sé n’était pas réussie. Pourquoi ? N’y a-t-il pas eu un autre feuille­ton à succès, Al-Taghriba Al-Falastiniya (l’exode palesti­nienne), qui a été projeté en 2004 ?

— Ce dernier feuilleton a été pro­duit au lendemain de la deuxième Intifada, déclenchée en l’an 2000. Le contexte politique arabe était très différent à l’époque. La détériora­tion actuelle est sans doute dans l’intérêt d’Israël. Il n’est donc pas question de produire des oeuvres pareilles dans de telles circons­tances. C’est le problème dont on souffre depuis 2008, et la situation ne fait qu’empirer .

L’auteur en quelques lignes :
Ibrahim Nasrallah est né à Amman, en Jordanie, en 1954. De parents palestiniens, il a fait ses études à l’Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine en Proche-Orient. Il a travaillé plus tard en Arabie saoudite comme professeur et comme journaliste, entre 1978 et 1996. De retour en Jordanie, il s’est consacré entièrement à l’écriture et a collaboré avec diverses publications. Il possède à son actif une dizaine de titres, dont une partie a été traduite notamment en anglais. Il a remporté le Prix international de la fiction arabe (Booker) en 2018 pour son livre The Second War of the Dog (Arab scientific publishers Inc

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