A travers une critique des nouvelles pratiques du pouvoir dans les démocraties occidentales, ce livre dépeint une régression démocratique, un recul de la liberté.
L’objet de cette étude est de dire quel est le visage des nouveaux princes, d’en démasquer les faux-semblants et les fards, d’en dévoiler tout le « jeu ». Le politologue n’éclipse jamais dans cette enquête le démocrate. La parole de l’un se nourrit du sentiment, des aspirations, de l’ironie, de l’indignation de l’autre. C’est son mérite que de concilier les exigences d’une réflexion politique aux sursauts presque oratoires de l’engagement personnel. Parole du démocrate éloquent et discours de l’observateur rigoureux se mêlent ici harmonieusement.
« Ce livre traite d’un paradoxe. Alors que notre époque se caractérise par un désir d’horizontalité politique sans précédent, nous demeurons englués dans l’incarnation ».
L’histoire politique de l’Occident semblait dessiner un éloignement progressif de plus en plus marqué avec l’incarnation. Car si le roi était la tête, le visage du royaume (chrétien) dont le peuple était le corps. S’il faisait un avec son peuple, s’il en était le « chef » (au double sens de sommet du corps et de dirigeant), s’il était en communication avec le ciel, il recevrait de Dieu lui-même une consécration légitimatrice.
Le chef d’un Etat démocratique représente, lui, le corps de la nation. Il veille à maintenir et à respecter une « souveraineté horizontale » dans l’exercice du pouvoir. Non qu’il puisse échapper à l’incarnation, puisqu’il est mandaté par ses concitoyens et de ce fait les représente, mais celle-ci ne doit pas outrepasser certaines limites institutionnelles et « morales ». Le Retour du Prince dénonce la fuite en avant d’une incarnation excessive des dirigeants occidentaux ; incarnation qui se fait précisément au détriment de l’action politique.
Une triple évolution explique, selon l’auteur, cette « hypertrophie des dirigeants ». En tout premier lieu, le fait que les sociétés contemporaines soient devenues labyrinthiques, se complexifiant à mesure et échappant de plus en plus au déchiffrement et à la compréhension. L’internationalisation et l’interdépendance qui lient désormais les Etats venant encore davantage brouiller la lisibilité des sociétés contemporaines. Du coup, le besoin d’information des citoyens devient à son tour plus vif et plus urgent. Pour le satisfaire, les médias de masse ont choisi de se focaliser sur la personne des dirigeants ; d’où une personnalisation accrue et excessive.
« Narration et personnalisation sont devenues des diversions jugées nécessaires, qui ont focalisé l’attention sur les leaders ».
Cette évolution de la démocratie d’opinion fait du citoyen un spectateur et transforme la collectivité en public, public d’autant plus réceptif (passif) qu’on lui sert ce qu’il demande : l’assurance que « les problèmes demeurent sous contrôle ». La vision politique fait place au récit ininterrompu et l’homme d’action est remplacé par une personne fabriquée, un « être d’image ».
Le prince entend donner le sentiment qu’il partage les préoccupations de ses concitoyens. D’où, autre diversion, l’adoption de thématiques identitaires, culturelles, voire nationalistes. Cette troisième évolution est nommée par l’auteur « culturalisation ».
« C’est ainsi que des thématiques comme l’identité, l’immigration, l’islam, la souveraineté nationale ou le genre, liées aux modes de vie et à des représentations abstraites, plus aisément sujettes à des interprétations émotionnelles, ont fait surface dans la vie politique et progressivement pris le pas sur toute autre considération ».
Des rock stars
Tout se passe comme si ces nouveaux princes ne faisaient plus de politique. La cité se meurt de leurs egos, de leurs « images », elle dépérit comme espace politique de la communauté au sens large, au sens noble.
Le plus étrange ou le plus comique, c’est que leurs Seigneuries ne règnent pas ou si peu. En dépit des apparences, des images brillantes, des mises en scène savantes, le prince n’est pas loin de n’être qu’un roitelet. Si l’on définit la politique comme l’art d’agir sur le réel, ces « politiques rock stars » peuvent bien ameuter des dizaines de milliers de « fans » lors des grands meetings électoraux, se faire filmer continuellement, donner l’impression d’être des hommes à poigne, ils n’auront qu’une prise fort limitée sur le cours des choses.
« Que reste-t-il au prince lorsqu’il ne réfléchit plus à la manière dont il peut changer la vie ? Principalement, l’exposition publique de toute la gamme de ses émotions privées ».
Théâtralisation politique
C’est le kitsch du pouvoir. Citant Milan Kundera, « Au royaume du kitsch s’exerce la dictature du coeur », le portraitiste nous montre le prince, la larme à l’oeil et le coeur sur la main. Cette théâtralisation de la vie politique a des conséquences incalculables. La théâtralité étouffant le débat d’idées ou la vision politique, l’être débordant inondant le faire silencieux, la politique comme pouvoir sur les choses et la démocratie comme espace de l’action collective sont presque totalement décrédibilisées, du moins sous leurs formes institutionnelles. Voilà qui ouvre aux populistes les plus fallacieux une voie royale.
Par ailleurs, on fait croire aux gens qu’on peut désormais être informé en temps réel sur les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux. C’est ainsi que le président américain, Donald Trump, se vante régulièrement sur Twitter de ses réalisations exceptionnelles et de son génie politique. C’est ce que Vincent Martigny appelle « l’incarnation 2.0 », immatérielle donc, mais redoutablement efficace et qui gagne un public de plus en plus large.
« En empêchant toute médiation, question, face-à-face, interruption ou échange, en favorisant l’allocution directe tant en public que sur Twitter, Donald Trump privilégie le monologue ».
Donald Trump est cependant loin de détenir le monopole de ce genre de communication. Cette maladie du discours creux, inconsistant et trompeur infecte tout le langage politique actuel. Le parler-faux a noyé le sens, égaré les citoyens, aggravé leurs doutes et leurs soupçons.
Le Prince qui se réfugie dans son image est constamment épaulé par la caméra. Sans son aide précieuse, comment pourrait-il en effet séduire, ramener à lui les brebis égarées ou gagner à sa cause les dubitatifs et les indécis ? Comment pourrait-il faire oublier la dépolitisation de son propos sans cet outil magique ?
Le pouvoir se met en scène comme une série, joue sur notre fascination pour les destinées individuelles. L’auteur parle de « House of Cardisation » de la vie politique, ce qui est une expression terrible compte tenu du flot de cynisme qui se déverse dans cette série américaine où l’acteur Kevin Spacey interprète remarquablement le rôle d’un homme prêt à tout pour s’installer dans le Bureau ovale et s’y maintenir. La réalité aurait-elle dépassé la fiction ? On n’ose l’imaginer. Et pourtant ...
Ce livre nous invite à un sursaut. C’est un avertissement et un dévoilement. Derrière le masque du prince, il n’y a pas seulement son impuissance à lui, mais notre impuissance à nous. Le retour du prince a été rendu possible par la désertion des citoyens.
L’autre incarnation à laquelle nous sommes au final conviés est une réappropriation collective, citoyenne de la politique. « En politique, il ne devrait y avoir ni masques ni spectateurs, mais uniquement des participants ».
Le Retour du Prince, de Vincent Martigny, aux éditions Flammarion, 2019, 224 pages.
Lien court: