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Des princes impuissants

Amr Hégazi, Mardi, 17 décembre 2019

Vincent Martigny, professeur de sciences politiques, s'attaque dans son ouvrage Le Retour du Prince à une dérive autoritariste dans les démocraties occidentales. Qui se cache derrière ce personnage du Prince qu’on croyait disparu ? Cet essai apporte à cette question des réponses précises.

Des princes impuissants

A travers une critique des nouvelles pratiques du pouvoir dans les démocraties occiden­tales, ce livre dépeint une régression démocratique, un recul de la liberté.

L’objet de cette étude est de dire quel est le visage des nouveaux princes, d’en démasquer les faux-semblants et les fards, d’en dévoiler tout le « jeu ». Le politologue n’éclipse jamais dans cette enquête le démocrate. La parole de l’un se nourrit du sentiment, des aspirations, de l’ironie, de l’indignation de l’autre. C’est son mérite que de concilier les exigences d’une réflexion politique aux sursauts presque oratoires de l’engagement personnel. Parole du démocrate élo­quent et discours de l’observateur rigoureux se mêlent ici harmonieu­sement.

« Ce livre traite d’un paradoxe. Alors que notre époque se caracté­rise par un désir d’horizontalité politique sans précédent, nous demeurons englués dans l’incarna­tion ».

L’histoire politique de l’Occident semblait dessiner un éloignement progressif de plus en plus marqué avec l’incarnation. Car si le roi était la tête, le visage du royaume (chré­tien) dont le peuple était le corps. S’il faisait un avec son peuple, s’il en était le « chef » (au double sens de sommet du corps et de dirigeant), s’il était en communication avec le ciel, il recevrait de Dieu lui-même une consécration légitimatrice.

Le chef d’un Etat démocratique représente, lui, le corps de la nation. Il veille à maintenir et à respecter une « souveraineté horizontale » dans l’exercice du pouvoir. Non qu’il puisse échapper à l’incarnation, puisqu’il est mandaté par ses conci­toyens et de ce fait les représente, mais celle-ci ne doit pas outrepasser certaines limites institutionnelles et « morales ». Le Retour du Prince dénonce la fuite en avant d’une incarnation excessive des dirigeants occidentaux ; incarnation qui se fait précisément au détriment de l’action politique.

Une triple évolution explique, selon l’auteur, cette « hypertrophie des dirigeants ». En tout premier lieu, le fait que les sociétés contem­poraines soient devenues labyrin­thiques, se complexifiant à mesure et échappant de plus en plus au déchif­frement et à la compréhension. L’internationalisation et l’interdé­pendance qui lient désormais les Etats venant encore davantage brouiller la lisibilité des sociétés contemporaines. Du coup, le besoin d’information des citoyens devient à son tour plus vif et plus urgent. Pour le satisfaire, les médias de masse ont choisi de se focaliser sur la personne des dirigeants ; d’où une personnali­sation accrue et excessive.

« Narration et personnalisation sont devenues des diversions jugées nécessaires, qui ont focalisé l’atten­tion sur les leaders ».

Cette évolution de la démocratie d’opinion fait du citoyen un specta­teur et transforme la collectivité en public, public d’autant plus réceptif (passif) qu’on lui sert ce qu’il demande : l’assurance que « les pro­blèmes demeurent sous contrôle ». La vision politique fait place au récit ininterrompu et l’homme d’action est remplacé par une personne fabri­quée, un « être d’image ».

Des princes impuissants

Le prince entend donner le senti­ment qu’il partage les préoccupa­tions de ses concitoyens. D’où, autre diversion, l’adoption de thématiques identitaires, culturelles, voire natio­nalistes. Cette troisième évolution est nommée par l’auteur « culturali­sation ».

« C’est ainsi que des thématiques comme l’identité, l’immigration, l’islam, la souveraineté nationale ou le genre, liées aux modes de vie et à des représentations abstraites, plus aisément sujettes à des interpréta­tions émotionnelles, ont fait surface dans la vie politique et progressive­ment pris le pas sur toute autre considération ».

Des rock stars

Tout se passe comme si ces nou­veaux princes ne faisaient plus de politique. La cité se meurt de leurs egos, de leurs « images », elle dépérit comme espace politique de la com­munauté au sens large, au sens noble.

Le plus étrange ou le plus comique, c’est que leurs Seigneuries ne règnent pas ou si peu. En dépit des appa­rences, des images brillantes, des mises en scène savantes, le prince n’est pas loin de n’être qu’un roitelet. Si l’on définit la politique comme l’art d’agir sur le réel, ces « politiques rock stars » peuvent bien ameuter des dizaines de milliers de « fans » lors des grands meetings électoraux, se faire filmer continuellement, donner l’impression d’être des hommes à poigne, ils n’auront qu’une prise fort limitée sur le cours des choses.

« Que reste-t-il au prince lorsqu’il ne réfléchit plus à la manière dont il peut changer la vie ? Principalement, l’exposition publique de toute la gamme de ses émotions privées ».

Théâtralisation politique

C’est le kitsch du pouvoir. Citant Milan Kundera, « Au royaume du kitsch s’exerce la dictature du coeur », le portraitiste nous montre le prince, la larme à l’oeil et le coeur sur la main. Cette théâtralisation de la vie poli­tique a des conséquences incalcu­lables. La théâtralité étouffant le débat d’idées ou la vision politique, l’être débordant inondant le faire silencieux, la politique comme pou­voir sur les choses et la démocratie comme espace de l’action collective sont presque totalement décrédibili­sées, du moins sous leurs formes ins­titutionnelles. Voilà qui ouvre aux populistes les plus fallacieux une voie royale.

Par ailleurs, on fait croire aux gens qu’on peut désormais être informé en temps réel sur les chaînes d’informa­tion en continu et les réseaux sociaux. C’est ainsi que le président américain, Donald Trump, se vante régulière­ment sur Twitter de ses réalisations exceptionnelles et de son génie poli­tique. C’est ce que Vincent Martigny appelle « l’incarnation 2.0 », imma­térielle donc, mais redoutablement efficace et qui gagne un public de plus en plus large.

« En empêchant toute médiation, question, face-à-face, interruption ou échange, en favorisant l’allocution directe tant en public que sur Twitter, Donald Trump privilégie le monolo­gue ».

Donald Trump est cependant loin de détenir le monopole de ce genre de communication. Cette maladie du discours creux, inconsistant et trom­peur infecte tout le langage politique actuel. Le parler-faux a noyé le sens, égaré les citoyens, aggravé leurs doutes et leurs soupçons.

Le Prince qui se réfugie dans son image est constamment épaulé par la caméra. Sans son aide précieuse, comment pourrait-il en effet séduire, ramener à lui les brebis égarées ou gagner à sa cause les dubitatifs et les indécis ? Comment pourrait-il faire oublier la dépolitisation de son pro­pos sans cet outil magique ?

Le pouvoir se met en scène comme une série, joue sur notre fascination pour les destinées individuelles. L’auteur parle de « House of Cardisation » de la vie politique, ce qui est une expression terrible compte tenu du flot de cynisme qui se déverse dans cette série améri­caine où l’acteur Kevin Spacey interprète remarquablement le rôle d’un homme prêt à tout pour s’ins­taller dans le Bureau ovale et s’y maintenir. La réalité aurait-elle dépassé la fiction ? On n’ose l’ima­giner. Et pourtant ...

Ce livre nous invite à un sursaut. C’est un avertissement et un dévoile­ment. Derrière le masque du prince, il n’y a pas seulement son impuis­sance à lui, mais notre impuissance à nous. Le retour du prince a été rendu possible par la désertion des citoyens.

L’autre incarnation à laquelle nous sommes au final conviés est une réappropriation collective, citoyenne de la politique. « En politique, il ne devrait y avoir ni masques ni specta­teurs, mais uniquement des partici­pants ».

Le Retour du Prince, de Vincent Martigny, aux éditions Flammarion, 2019, 224 pages.

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