Par Robert Solé
« Pour écrire un roman, disait l’écrivain britannique Somerset Maugham, il y a trois règles, mais personne ne les connaît ». L’auteur est, en effet, totalement libre de raconter ce qu’il veut, dans le style qui lui plaît, sans savoir comment son livre sera reçu. Embarqué dans une fiction, porté par ses personnages, il va faire en route des découvertes inattendues qui constituent l’un des grands bonheurs de l’écriture. C’est dire que chaque roman est une aventure singulière.
J’en ai publié sept, aux éditions du Seuil. Le premier, Le Tarbouche, racontait le parcours d’une famille d’Egypte dans la première moitié du XXe siècle ; une famille imaginaire, mais qui aurait pu être la mienne. Le septième, Les Méandres du Nil, paru cette année, est en revanche un roman historique, dans la mesure où il s’inspire de deux événements survenus au début des années 1830 : le transport de l’obélisque de Louqsor à Paris et l’expédition des saint-simoniens en Egypte.
C’est Mohamed Ali qui avait offert l’obélisque à la France. Encore fallait-il venir le chercher … Pour cela, l’arsenal de Toulon avait dû construire un voilier sans précédent : assez spacieux pour contenir le monument, mais assez léger pour pouvoir accueillir un poids supplémentaire de 220 tonnes ; assez solide pour affronter la houle en mer, mais suffisamment plat pour naviguer sur le Nil puis sur la Seine. Un équipage de 120 hommes a été mobilisé. Il a fallu beaucoup d’ingéniosité pour abattre l’obélisque sans le briser, puis lui faire parcourir 12 000 km, enfin l’ériger en plein Paris sans l’aide d’une machine à vapeur qui s’était révélée déficiente.
Louis-Philippe voulait un monument qui aurait fait oublier tout le sang versé sur la place de la Concorde pendant la Révolution française. Son propre père y avait été guillotiné. Un buste de Louis XVI aurait déplu aux républicains, alors qu’une statue de la liberté aurait fait hurler les royalistes. Un monument égyptien vieux de 32 siècles, beaucoup plus ancien que la ville de Paris elle-même, pouvait réconcilier tout le monde … Après cinq années de multiples péripéties, l’obélisque devait être érigé sur la place de la Concorde, le 25 octobre 1836, en présence de 200 000 spectateurs. Une défaillance du dispositif pouvait provoquer une sanglante catastrophe à laquelle le roi ne voulait pas être associé. Il n’est apparu au balcon de l’hôtel de la Marine que lorsque le monument était sur le point de rejoindre sa base …
J’avais déjà publié en 2016 un récit de cette aventure, aussi précis et aussi complet que possible, avec des citations, des schémas, des illustrations, des références … En me lançant dans l’écriture d’un roman, j’ai voulu savoir ce que la fiction pouvait apporter de plus. Et comme j’avais également beaucoup travaillé sur les saint-simoniens, j’ai été tenté de lier ces deux expéditions qui, sans le savoir, se sont croisées en Méditerranée. Aux personnages historiques, dont nous possédons les témoignages, j’ai donc ajouté des personnages fictifs, dont deux d’entre eux, Justin Le Guillou et Clarisse Tallec, sont les héros du roman.
Au début des années 1830, le mouvement des saint-simoniens réunit des gens généreux (des ingénieurs, des médecins, des ouvrières …) qui militent pour le développement industriel, la justice sociale et une égalité entre hommes et femmes. Mais ce mouvement est devenu une sorte d’Eglise dont le chef, Prosper Enfantin, se fait appeler « le Père ». Un songe lui a révélé qu’il devait rencontrer « la Mère » en Orient et, avec elle, fonder « l’union des peuples », matérialisée par un canal qui relierait la mer Rouge à la Méditerranée. C’est avec ce projet, à la fois fantasque et visionnaire, que les saint-simoniens débarquent à Alexandrie en 1833. Mais Mohamed Ali ne veut pas d’un canal et les invite plutôt à participer à la construction d’un barrage sur le Nil. Ils mettront quelques-unes de leurs idées en pratique et créeront plusieurs écoles, avant d’être interrompus par une terrible épidémie de peste.

Mes deux héros, attirés l’un par l’autre, sont originaires de la même petite ville de Bretagne. Ils ont fait connaissance très brièvement à Paris, avant de se séparer. Chacun d’eux partira en Egypte sous un déguisement, sans y avoir été invité. C’est par un échange de lettres qu’ils vont faire vraiment connaissance et découvrir peu à peu un pays qui les fascine.
Cette double aventure dans la vallée du Nil réunit aussi quelques personnages pittoresques, comme Sélim Touta, le drogman, un Levantin beau parleur, appartenant à la famille que l’on trouve dans Le Tarbouche, Le Sémaphore d’Alexandrie ou La Mamelouka … Comme je le disais plus haut, il n’y a pas de règles pour écrire un roman. Pour ma part, je cherche, à la fois, à faire naître des émotions chez le lecteur, le distraire, lui apprendre des choses et l’inviter à réfléchir. Dans Les Méandres du Nil, mes personnages sont confrontés, entre autres, à une question troublante : pour garnir une place parisienne, fallait-il dépouiller l’unique temple pharaonique comptant encore deux obélisques ?
L’aventure de l’égyptologie
Le sort des vestiges pharaoniques est naturellement très présent dans l’autre livre que je viens de publier aux éditions Perrin : La Grande aventure de l’égyptologie. Pendant longtemps, les Européens ont été les seuls à s’intéresser à cette civilisation éblouissante. Plusieurs villes occidentales (Londres, Paris, Berlin, Turin…) possèdent ainsi de magnifiques collections pharaoniques. Cette dispersion serait choquante, et même absurde, si l’Egypte n’abritait pas de grande partie de son patrimoine antique. De tous les musées égyptiens du monde, celui du Caire est en effet le plus riche. Et il n’y a pas que Le Caire : outre les précieuses collections gréco-romaines conservées à Alexandrie, de nombreux autres musées ont vu le jour dans la vallée du Nil. L’Egypte n’a donc pas grand-chose à envier aux musées qui se trouvent à l’étranger. Ils sont ses meilleurs ambassadeurs culturels, une excellente introduction à la civilisation pharaonique et la plus efficace des publicités touristiques. De toute façon, on ne refait pas l’Histoire. L’Etat égyptien ne réclame d’ailleurs la restitution que de quelques objets emblématiques, comme la pierre de Rosette, qui se trouve à Londres, ou le buste de Néfertiti, exposé à Berlin.
L’attirance pour la civilisation pharaonique n’est pas une mode. L’Egypte attire, passionne et fascine les Occidentaux depuis l’Antiquité. Mais plus personne ne savait lire les hiéroglyphes entre la fin du IVe siècle et le début du XIXe. La géniale découverte de Jean-François Champollion en 1822 a donné naissance à l’égyptologie scientifique. C’est un autre Français, Auguste Mariette, qui, une trentaine d’années plus tard, a découvert le Serapeum de Saqqara, créé le Musée du Caire et mis en place le Service des Antiquités. De là à qualifier l’égyptologie de « science française », il n’y avait qu’un pas. Il a été allègrement franchi au dix-neuvième siècle, alors que des savants allemands et britanniques s’imposaient déjà …

Que de chemin parcouru depuis le déchiffrement des hiéroglyphes ! La civilisation égyptienne, qui était muette pendant si longtemps, n’a plus cessé de parler. Une étude inlassable des textes et d’innombrables découvertes ont permis peu à peu d’entrer dans cet univers lointain, même si de multiples zones d’ombre demeurent. Paradoxalement, c’est une science très jeune, l’égyptologie, qui tente de déchiffrer les périodes les plus anciennes de l’Antiquité.
Quelque 250 missions archéologiques, appartenant à 25 pays, s’activent aujourd’hui en Egypte, sous la conduite du ministère des Antiquités. Faisant des progrès constants, l’égyptologie égyptienne rattrape peu à peu son retard sur les pays occidentaux, même si l’enseignement de l’histoire dans les écoles laisse beaucoup à désirer. La nouvelle génération d’égyptologues égyptiens peut se prévaloir de brillants sujets.
Le caractère interdisciplinaire de cette science est de plus en plus affirmé. Les déchiffreurs de l’Egypte ancienne ont longtemps travaillé de manière isolée, en invoquant la spécificité de leur discipline qui couvre plusieurs millénaires et des champs très variés. Aujourd’hui, ils collaborent non seulement avec des architectes, des topographes, des dessinateurs, des photographes, des céramologues et des restaurateurs, mais aussi avec des géographes, des chimistes, des biologistes, des médecins, des anthropologues … Eux-mêmes se sont spécialisés, par discipline, par époque ou par site. Ils se partagent entre philologues, épigraphistes, papyrologues, historiens de l’art, historiens de la religion …
Les découvertes les plus spectaculaires — et les plus médiatisées — ne sont pas forcément les plus importantes. C’est souvent dans le silence d’un laboratoire, par l’étude de documents, que la science progresse. S’il n’est jamais désagréable de déterrer un trésor, les égyptologues ne sont plus, comme les fouilleurs de jadis, obsédés par la recherche du bel objet. Ils savent que des fragments de poterie ou l’analyse minutieuse des couches de terrain peuvent leur apprendre beaucoup plus qu’un texte gravé sur une stèle ou sur la paroi d’un monument.
L’Egypte possède un fabuleux trésor. Aucune civilisation ancienne ne nous a légué autant de merveilles. C’est sa redécouverte, depuis la Renaissance, que j’ai voulu raconter dans mon livre. De manière aussi précise que possible, mais sans prétendre tout dire, et sans trop entrer dans les détails pour ne pas rendre indigeste cette égyptologie déjà bien difficile à aborder pour un profane.
Les Méandres du Nil, de Robert Solé, éditions Le Seuil, mai 2019, 336 pages.
La Grande aventure de l’égyptologie, éditions Perrin, novembre 2019, 384 pages.
L’auteur en quelques lignes :
Né au Caire en 1946, ancien élève du Lycée d’Héliopolis et du Collège de la Sainte Famille des pères jésuites à Faggala, Robert Solé a longtemps été journaliste au quotidien Le Monde à Paris. Il a consacré à l’Egypte de nombreux romans ou essais historiques, dont un certain nombre est traduit en arabe.
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