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Une génération perdue

Dalia Chams, Mardi, 17 septembre 2019

Safini Marra (aie pitié de moi) est le 13e roman de l’écrivain égyptien Naïm Sabri. Une belle élégie de sa génération, celle des soixante-huitards, qui a reçu un coup de grâce avec la défaite de 1967. Pour eux, rien n’était plus possible.

Une génération perdue

Le narrateur et principal per­sonnage du roman de Naïm Sabri Safini Marra (aie pitié de moi) fait partie de ces individus singuliers pris dans la tourmente d’événements extrêmes. Il a presque le même âge que l’écri­vain, c’est-à-dire autour de 70 ans. Lui aussi est un chrétien qui a grandi dans le quartier cairote de Choubra. Il a effectué, comme l’auteur, des études en polytechnique à l’Univer­sité du Caire, à la même époque. Il s’est emballé pour les idées de gauche, comme pas mal de ses pairs, friands de liberté, au lendemain de la Révolution de 1952. C’est également un passionné de théâtre qui, contrai­rement à l’écrivain, ne s’est pas contenté d’écrire des pièces lyriques au début de sa carrière littéraire, mais a quitté ses études pour devenir comédien. Plus au moins raté.

Par son intermédiaire, l’écrivain exprime les aspirations déçues de sa génération, celle des « soixante-hui­tards » égyptiens, qui ont rêvé de faire changer le monde et qui « étaient très fiers que leurs protes­tations estudiantines soient arrivées trois mois avant celles des jeunes Français en Mai 68 ». Car dès février 1968, les étudiants égyp­tiens, alliés aux ouvriers, étaient les premiers à organiser des manifesta­tions ainsi qu’un sit-in pour récla­mer des réformes et la fin de la répression. Ils étaient en colère contre la défaite de 1967 et jugeaient que les mesures prises par l’Etat ne pouvaient sortir le pays de son humiliation.

A maintes reprises dans le roman, Naïm Sabri résume rapidement les événements qui ont marqué les jeunes de son époque, « une généra­tion perdue. Ses rêves l’ont amenée au septième ciel, jubilant et confiant en l’avenir … Puis, elle a chuté dans un trou noir, sans préavis ». Il décrit souvent les hauts et les bas assez brutaux qu’elle a dû subir : la natio­nalisation du Canal de Suez, l’agres­sion tripartite de 1956, la construc­tion du Haut-Barrage d’Assouan, l’union avec la Syrie en 1958, la guerre du Yémen, les idées socia­listes, Sartre et Simone De Beauvoir, le panarabisme, l’âge d’or du théâtre, la défaite de 1967, la mort de Nasser qu’il confond parfois avec la dispari­tion de son propre père …

Halim s’éteint

Pour lui, une page s’est tournée avec la mort d’Abdel-Halim Hafez, le chantre de la Révolution, mais aussi le porte-parole de leur généra­tion. Ses chansons servaient, selon le narrateur, d’arrière-fond sonore à leurs histoires d’amour et leurs uto­pies politiques. D’où le titre du roman Safini Marra (aie pitié de moi), emprunté à une célèbre chan­son d’amour de Abdel-Halim Hafez. Le narrateur est conscient qu’avec le départ de Halim une ère s’achève. Il pleure ces beaux jours à jamais révolus : « Le rideau tombe sur nos plus beaux souvenirs. Les jours et les nuits filent devant nos yeux. Abdel-Halim est décédé à Londres, où il se faisait soigner d’une grave maladie, dont il a souffert depuis le début des années 1950. On a été sans doute affligé par la mort d’Oum Kalsoum, mais Abdel-Halim c’est autre chose. Il fait partie inté­grante de la vie et de l’histoire de notre génération ».

Son travail d’écrivain permet donc de conserver une trace des nombreuses manières dont un même événement a pu être vécu. Sabri documente son époque, lui qui adore les petites histoires, comme le dit bien son narrateur au début du roman. Ici, comme dans la plupart de ses oeuvres, il mélange le privé et le public, pour peindre l’image d’une époque qui n’est plus. Il raconte la grande histoire à partir des expériences vécues par des gens ordinaires. C’est peut-être la leçon qu’il a tirée de l’oeuvre de son maître et ami, Naguib Mahfouz, avec qui il a tenu une amitié de 25 ans. D’ailleurs, il en donne un exemple dans Safini Marra, en men­tionnant ouvertement Khan Al-Khalili de Mahfouz, le roman favori de son narrateur, épris des fins détails tissés autour de la vie en temps de guerre.

La littérature nous fournit le quo­tidien des gens, à l’heure des conflits armés ou autres. L’écrivain en raf­fole. Parfois même, il en fait un peu trop. Car le poids de la grande his­toire semble écraser son personnage principal. Celui-ci se réduit, plus au moins, à un prototype, à l’héritier des soixante-huitards anonymes qui ont succombé aux diverses formes de fuites individuelles, passant par des dépressions, des évasions, des suicides … Car pour certains, la Révolution se termine mal. Tout dépend de sa capacité à faire face aux aspirations déçues .

Safini Marra (aie pitié de moi), par Naïm Sabri, aux éditions Al-Shorouk, 2018, 232 pages.

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