La littérature en provenance des pays du Golfe gagne de plus en plus de terrain. Elle acquiert aussi une reconnaissance internationale, comme le prouve l’obtention par l’écrivaine omanaise Jokha Alharthi du prix Man Booker, le 21 mai dernier, pour son roman Sayedat Al-Qamar (les dames de la lune). Le roman, qui avait déjà été publié en arabe en 2011 par la maison d’édition Al-Adab, à Beyrouth, est sorti en Egypte le mois dernier aux éditions Tanmiya. Et ce, à la suite du succès mondial de la traduction anglaise de Marilyon Booth, The Celestial Bodies (Sandstone Press), qui a remporté le prestigieux prix littéraire, créé en 1968, pour récompenser les romans de fiction rédigés en anglais.
Jokha Alharthi, 40 ans, est l’auteure de deux précédents recueils de nouvelles, d’un livre pour enfants et de trois romans en arabe, dont le dernier en date, Narnaga (orange amère), a gagné le prix du sultan Qabous pour la culture, les arts et la littérature. Sayedat Al-Qamar est un roman subtil, lyrique et profond, à même de conquérir les esprits et les coeurs. L’auteur nous y entraîne dans une communauté richement imaginée, permettant de nous lancer dans des sujets profonds, comme le temps, la mortalité et les aspects troublants de notre histoire commune.
L’oeuvre commence à la fin du XXe siècle et s’étend au XXIe siècle. Elle raconte les lentes évolutions de la société omanaise après l’ère coloniale. Et ce, à travers les amours et les peines de trois soeurs habitant le village d’Al-Awafi, à Oman. Les drames de leurs vies et ceux de leurs ancêtres s’enchaînent tout au long du roman. La fantaisie et l’esprit poétique leur donnent un goût particulier. Le passé et le présent s’enchevêtrent, sans respecter une procédure de narration chronologique. Ainsi, la narration ressemble à des hallucinations, des confessions de l’écrivaine, des réflexions qu’elle livre, sans suivre la logique du temps. Les personnages sont éparpillés tout au long du roman et les récits des ancêtres emboîtent le pas à ceux de leurs petits-fils.
A travers l’histoire de l’émancipation de trois soeurs, toute une société essaye de se libérer des tabous, du joug des traditions et de l’esclavage au vrai sens du terme. Car on suit également, entre autres, l’histoire de l’esclave Zarifa et de son fils Zengar, à la recherche de liberté. Ce dernier dit d’ailleurs à sa mère, à un moment donné du roman : « Le commerçant Soliman m’a élevé, m’a instruit et m’a trouvé une épouse, car je lui ai rendu service, ainsi que ma femme et mes enfants, mais ceci ne lui donne pas de raison de se mêler de ma vie. On est libre selon la loi, libre Zarifa, ouvre les yeux, le monde a changé ... Chacun est maître de soi-même. Je suis libre, je pars comme je veux et je donne les prénoms que je veux à mes enfants ».
Les trois soeurs
Dès les premières lignes, on découvre le drame de la soeur aînée, Maya, qui aimait silencieusement un jeune homme, sans avouer sa passion. Elle finit par épouser un autre, Abdallah, pour se soumettre aux traditions. Elle a une fille et insiste sur le fait de l’appeler « London » pour exprimer sa révolte et peut-être le souhait de prendre le large. La deuxième soeur, Asma, se marie elle aussi par devoir. Les recueils de poésie et les livres de la littérature arabe classique constituent son unique refuge. Elle porte, en quelque sorte, la voix de l’écrivaine, captivée par la passion des livres.

Et enfin, la troisième soeur, Khawla, est la seule qui a su tenir tête à la famille en refusant de se marier avec quelqu’un d’autre que son amoureux Nasser, parti au Canada. Elle l’attend pendant longtemps et finit par l’épouser et lui donner cinq enfants. Rebelle, elle demande le divorce après une vingtaine d’années, car par nonchalance et irresponsabilité, il n’a pas été à la hauteur de ses attentes. Ses enfants ont grandi, il a fait un peu d’efforts, mais elle est « incapable d’avaler tout le passé », et décide d’affronter tous les défis.
Le roman abonde d’expériences, de défaites, celles de personnages en quête de leur liberté, qu’il s’agisse des jeunes, de la génération des parents ou des grands-parents. Hanane, l’étudiante, est marquée par une expérience de viol. La grand-mère Salma souffre de la négligence de son mari et de son infidélité. L’esclave Zarifa tente aussi de réclamer ses droits humains. Bref, maîtres et esclaves aspirent à la liberté.
Si les principales voix du roman sont féminines, on entend également les gémissements des hommes, qui ne sont pas moins misérables. Azan, le grand-père, est tombé amoureux d’une femme, Naguéyia, surnommée Al-Qamar (la lune). Celle-ci ressemble plutôt à une fée, car simplement plus libre et rebelle. Elle a pu offrir l’amour à Azan sans restrictions, ni entraves.
Les Dames de la lune sont des femmes qui ont vécu une vie dure et amère. Elles décident alors de s’éloigner de la terre, en libérant leurs esprits, de s’élever vers les cieux et d’emmener le lecteur avec elles, dans leurs existences magiques. Leur objectif était de se débarrasser de la soumission, de l’oppression et de l’injustice qu’elles ont subies au nom des traditions, des us et des coutumes. Elles se sentent mieux auprès de la lune, en s’unifiant à elle, pour devenir des esprits totalement libérés et omniscients. Le roman nous donne à voir une culture relativement peu connue dans le monde et nous fait plonger dans une ambiance de réalisme magique, proche des chefs-d’oeuvre de l’Amérique latine. Plein de choses irrationnelles surgissent dans un environnement défini comme réaliste.
Sayedat Al-Qamar (les dames de la lune), de Jokha Alharthi, aux éditions Tanmiya, 2019, 224 pages.
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