Al-Ahram Hebdo : Dans Le Cyclope, vos personnages, issus de vos anciens romans, renaissent de leurs cendres, reviennent dans notre monde et retracent leur sort de nouveau. Pourquoi avez-vous adopté ce jeu ou cette manoeuvre ?
Ibrahim Abdel-Méguid : Depuis de longues années, il m’arrive à chaque fois que je termine un roman, de me trouver en train de chercher ses héros et de les suivre partout. Je sais sans doute ce qui gît derrière cela, puisque je m’inspire normalement de personnages réels et que l’attachement vers ces personnages s’accroît et occupe tout le vide qui m’entoure. Mais le problème est que cela s’étend aux personnages que je n’ai jamais connus et qui étaient de la pure invention. Par exemple, dès que j’ai terminé mon roman Fi Kol Osboue Youm Gomaa (à chaque semaine, arrive un vendredi), l’un des personnages de celui-ci, Mokhtar Koheil, m’avait beaucoup marqué, il pensait que le monde réel est celui que les plasticiens ont réalisé et que tout ce que nous voyons autour de nous n’est qu’illusion. Il m’a envoûté à tel point que je me rendais en bas de la maison où je l’ai fait habiter, dans le roman, à côté du café Takeiba au centre-ville, contemplant de loin l’appartement et me freinant à chaque fois d’y monter pour jeter un coup d’oeil. En 2011, j’avais écrit une série de 30 histoires, publiées dans la presse, qui retrace le moment de l’iftar au mois du Ramadan. A la 30e histoire, c’était l’écrivain qui retourne chez lui et trouve tous ses personnages à son attente. Et depuis, l’idée me préoccupe, alors j’ai écrit Le Cyclope, dans lequel l’écrivain n’est pas moi, mais un certain Sameh Abdel-Khaleq qui sent que ses personnages lui manquent et décide de sortir l’un d’eux de la tombe, de changer le destin de l’autre, etc.
— Ce jeu ou cet excès d’imagination reflète-il un besoin d’éterniser vos personnages, une manière de triompher l’imaginaire ou bien serait-il une perte d’espoir, comme on lit sur la bouche du pseudo-écrivain « Point d’espoir dans tout ce qui l’entoure » ?
— Je ne l’ai pas choisi délibérément, c’est juste le désir de retrouver les personnages de mes romans qui était derrière tout. Mais une fois que ces personnages apparaissent dans Le Cyclope, ils commencent à voir le monde de leur âme et leur esprit. Le fait de les faire renaître de la fiction vers le réel se rapporte au jeu artistique qui me passionne, surtout après avoir fait un grand élan dans l’écriture au cours des années. J’aime pratiquer la liberté dans l’écriture à son maximum et cela ne peut se réaliser qu’à travers un personnage purement inventé, ne serait-ce qu’une fois seulement. Parce que je n’aime pas me répéter dans mes oeuvres. Au cours de l’écriture, j’ai oublié que l’écrivain de mon roman est un personnage inventé, il s’est incarné vivement devant mes yeux. A maintes fois, il rappelait le lecteur qu’il n’est qu’un personnage inventé et ne tarde pas à l’inclure dans le quotidien et le réel. Ces jeux artistiques, je les adore. Je ne suis pas là pour les évaluer, mais je pense que mon rôle est de découvrir des voies nouvelles pour raconter, et j’aime beaucoup cela. Il est question ici de la forme de la nouvelle, et je suis convaincu, depuis mes débuts, que la structure de l’oeuvre est la tâche la plus importante de tout écrivain. Aujourd’hui, je m’en amuse !
— Vous insérez dans votre univers le fantastique, depuis vos premiers romans. Est-ce que ce jeu de l’écrivain imaginé, ancien personnage d’un roman, était un prétexte pour puiser dans le réalisme magique et planer davantage dans le monde de la fiction ?
— Je suis attiré par le réalisme magique depuis mon roman Al-Massafat (les distances, 1981), que j’avais commencé en 1977 avant de faire la connaissance de ce mouvement littéraire d’Amérique latine. La raison en était que j’appartenais à cette époque à un parti communiste clandestin, mon écriture était chargée d’idéologie. Combien de fois j’ai déchiré ce que j’ai écrit parce que je savais que l’art était beaucoup plus profond, beaucoup plus vaste. L’écriture devrait secouer l’imagination avant l’idéologie, elle est source de plaisir avant même la compréhension du monde. J’ai abandonné le travail politique, et me suis lancé dans la liberté d’écriture. Nourri de mes études en anthropologie, j’ai ouvert ma boîte magique sur des créatures surnaturelles et des histoires qui puisent dans la mythologie. Et depuis, je n’ai jamais renoncé à la magie et à la fiction dépouillée dans mes romans. Ce qui importe pour tout écrivain c’est le dosage de l’imaginaire et savoir quand est-ce qu’il démarre et quand il s’épuise et prend fin.
— Cette passion pour la mythologie grecque en particulier se révèle dans le titre même du roman Le Cyclope. A quel point en êtes-vous influencé ?
— Son influence est remarquable. Depuis mon enfance, lorsque j’ai vu les films sur Hercule, la guerre de Troie, l’Odyssée, etc. Mes premières lectures étaient L’Iliade et L’Odyssée, et j’ai trouvé dans les légendes grecques l’essence des questions humaines que nous affrontons. Le cyclope ici est, comme le dit Saediya l’héroïne, son outil pour venger tout ce qui l’entourait, Le cyclope est, par ailleurs, l’expression de l’étonnement du pseudo-écrivain du roman de ceux qui ont des idées orthodoxes, qui voient à partir d’un seul oeil, et qui se croient avoir toujours raison. Et en fin de compte, le cyclope est trompé dans la légende, puisque Odyssée a percé son seul oeil ! La mythologie est pour moi le rêve de l’impossible, désiré par tout un chacun selon sa conscience. Je suis toujours tenté par l’impossible. Caligula, qui a voulu tenir la lune, l’impossible, vient dans les propos du héros du roman. Quant à l’héroïne, elle est une personne ordinaire qui a admiré le cyclope et l’a tellement désiré.
— Le personnage de Saber Saïd, qui renaît aujourd’hui, après la fin de son sort dans les années 1970, est-il une attache pour remémorer vos années préférées et faire peut-être une comparaison avec le moment actuel ?
— La comparaison accompagne toujours la sincérité artistique, la vraisemblance. Si le personnage revient d’un roman écrit dans les années d’avant J.-C., il fera la comparaison entre le passé et le présent. Ce qui compte est comment est cette comparaison, et à quel point elle apporte plaisir et imagination. C’est l’intérêt primordial de tout écrivain. Ici Saber Saïd est trompé par l’écrivain du roman Sameh Abdel-Khaleq, celui-ci croit tellement dans les personnages de ses romans à tel point qu’il voulait se venger de certains ou demander pardon auprès d’autres. Quant à Saber Saïd, il ne veut pas compter sur les personnages fictifs, mais puiser plutôt dans le réel pour écrire son propre roman et décide de tromper Sameh Abdel-Khaleq : Saïd donne le roman qu’il a tracé lui-même à un écrivain de renom pour être sûr qu’il mettrait son nom sur le récit et non celui de Sameh Abdel-Khaleq. Mais Saïd a peu de chance, l’écrivain à qui il a confié son roman n’a pas mis son nom dessus et s’est accaparé d’un roman qu’il n’a pas écrit !
— Le roman est une célébration de la vie même : les personnages renaissent de leurs cendres, et redressent parfois leur ancien sort. Cela reflète-t-il un désir de remanier le cours des événements ?
— Ce souhait existe chez tout écrivain, mais il le garde au fond de lui-même, il le motive pour créer une nouvelle oeuvre. Si l’écrivain décidait d’écrire un roman qui change le réel, il écrirait un long article journalistique. Car, même les écrivains qui ont des prédictions dans leurs oeuvres ne le sentent pas pendant l’écriture, sinon, ils auraient été des politologues ou des voyants. Pourtant, il m’est arrivé dans certains de mes romans de prévoir des événements sans jamais m’en rendre compte. Comme lorsque dans Beit Al-Yasmine (la maison du jasmin), l’un des personnages prédit qu’une guerre se déclenchera au Koweït. Le roman est sorti en 1986, et bien sûr, je n’avais aucune idée de l’invasion par les Iraqiens en 1991. De même, lorsque j’ai écrit A Chaque semaine un vendredi en 2009, le vendredi était le jour des fins et des débuts. Je ne savais pas qu’une révolution allait éclater et que le vendredi allait être la journée de la fureur pendant deux années ! Il s’agit ici de sincérité et de vraisemblance et non pas de désir de changer, cela est très important. Ce sont les personnages qui imposent leur volonté et non pas l’auteur. Pendant l’écriture, l’écrivain n’est pas actif, comme on le pense, mais nous sommes tellement passifs face à nos personnages !
Lien court: