La belle de casa, c’est Ichrak, celle qui, par son regard de braise, est capable d’allumer des incendies. Elle porte bien son prénom qui signifie le soleil levant. « Ichrak te représente bien, c’est le moment où les anges du jour succèdent à ceux de la nuit. Ce nom a de la puissance. Comme l’astre qui surgit à l’horizon », dit dans le roman Cherkaoui, acteur et metteur en scène de théâtre, qui avait un doute qu’il était lui-même le père biologique d’Ichrak, ayant autrefois noué une relation avec sa mère Zahira, la folle du quartier Cuba à Casablanca, versée dans les arts occultes et les actes de magie.
Le roman de l’auteur congolais, vivant à Bruxelles, In Koli Jean Bofane, s’ouvre sur la mort d’Ichrak, la rebelle éloquente, égorgée par un inconnu. Sese, le narrateur, qui était devenu un ami proche de cette jeune fille de 28 ans, vient d’apprendre la nouvelle. Lui-même est un Congolais clandestin, échoué par hasard au Maroc, car dupé par un passeur qui lui avait promis d’atterrir en France. Tout au long du roman, la misère, le sexe et l’argent mènent la danse. On ne cherche plus à connaître l’auteur du crime, épris plutôt par cette toile d’araignée tissée par l’écrivain, nous faisant suivre les rapports enchevêtrés des personnages et leurs histoires embrouillées.
Chergui, le vent violent du désert, souffle sur la ville. L’auteur nous rappelle sa présence de temps en temps, comme si c’était l’un des personnages, ou le moteur de tant d’émotions, de pulsions et de folies. Bien que les événements se passent à Casa, celle-ci sert uniquement comme cadre géographique. Pourtant, l’auteur, qui a visité la ville ces derniers temps, a rendu une toponymie exacte des lieux. Il a tenu à un certain réalisme géographique et climatique. Il a décrit la mégalopole qui respire « au rythme des pistons de moteurs », où pour pouvoir bouger rapidement, il faut « laisser tomber le code de la route de temps à autre », où les arrêts de bus sont « encombrés d’une foule fatiguée par un dur labeur », avec la voix du muezzin qui s’élève vers un ciel couleur safran. Mais il y a toujours quelque chose qui manque, l’âme de la ville est absente.
Ici, c’est l’Afrique
Sese, un brouteur, un cyber-séducteur africain qui drague sur Internet les femmes occidentales souffrant de solitude pour leur soutirer de l’argent. Il nous emmène un peu partout en Afrique, en racontant les différents parcours de migrants africains. Ces derniers squattent l’immeuble que possède la belle Marocaine Farida Azzouz à la rue Goulmina. Ce sont des Sénégalais, des Camerounais, des Maliens, des Congolais … qui nous transportent chacun d’où il vient à travers leurs petites histoires qui se joignent à la grande, celle d’un continent agité, marqué par tant de corruption et de remous politiques. « La corruption ? Mais c’est un produit d’importation ! Le Zaïrois ne vole pas, il déplace ». Ou encore : « Depuis que Sarkozy a tué Kadhafi et mis le bordel, c’est foutu. (…) Comme tu le vois là, Gino c’était le spécialiste du cachet sec et de la signature officielle, il te hackait une puce sur un passeport comme rien. On avait besoin d’un type comme lui en Libye. Parce que, à un migrant, tu lui vends quoi ? Des papiers ! ».
Sese croyait avoir quitté l’Afrique, mais il s’est retrouvé en plein dedans. Comme l’auteur, il évoque souvent son Congo natal, notamment sous Mobutu, et il va jusqu’à commenter l’Amérique de Trump. Les drames de migrants qu’on attrape dans le désert et des Arabes qui font parler d’eux, depuis le 11 septembre 2001, marquent le récit. Et pour boucler la boucle, Bofane insère le détail du richissime saoudien qui vient investir au Maroc et qui essaye, avec l’aide de la fortunée Farida Azzouz, de chasser les Africains de la rue Goulmina, pour construire un complexe touristique.
Nous avons surtout affaire à pas mal de visages, marqués par des cicatrices tribales. Escros, proxénètes, voyous en tout genre et policiers se taillent la part belle dans ce roman. Mais ce sont les personnages féminins qui constituent sa force motrice.
La Belle de Casa, roman d’In Koli Jean Bofane, Actes Sud, 2018, 204 pages.
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