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L’été 1992

Mardi, 26 février 2019

Al-Ahram Hebdo publie un extrait du premier chapitre du roman de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux. Le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence.

L’été 1992
Cerf-volant, peinture de Gazbia Sirri.

Anthony reconnut tout de suite le rire du père Grandemange. Les voisins devaient encore prendre l’apéro avec ses parents sur la terrasse. Il fit le tour pour les rejoindre. La mai­son des Casati était construite de plain-pied, sans rien autour, juste la pelouse moitié morte où les pas du garçon faisaient un bruit de papier froissé. Son père, qui n’en pouvait plus de l’en­tretien et du désherbage, avait tout passé au Round Up. Depuis, il pouvait regarder le Grand Prix le dimanche l’esprit tranquille. Avec les films de Clint Eastwood et Les Canons de Navarone, c’était le seul truc ou presque qui lui mettait du baume au coeur. Anthony ne parta­geait pas grand-chose avec son vieux, mais ils avaient au moins ça, la télé, les sports méca­niques, les films de guerre. Dans la pénombre du salon, chacun dans son coin, c’était le max d’in­timité qu’ils s’autorisaient.

Leur vie durant, les parents d’Anthony avaient eu cette ambition : « construire », la cabane pour horizon, et tant bien que mal y étaient parvenus. Il ne restait plus que vingt ans de traites pour la posséder vraiment. Les murs étaient en placo, avec un toit en pente comme dans toutes les régions où il pleut la moitié du temps. L’hiver, le chauffage électrique produisait un peu de cha­leur et des factures phénoménales. À part ça, deux chambres, une cuisine intégrée, un canapé cuir et un vaisselier avec du Lunéville. La plu­part du temps, Anthony s’y sentait chez lui.

— Tiens voilà le plus beau. Évelyne Grandemange l’avait vu la première. Elle connaissait Anthony depuis qu’il était tout petit. Il avait même fait ses premiers pas dans leur allée.

— Quand je pense qu’il a fait ses premiers pas dans l’allée.

Son mari confirma d’un hochement de tête. Le lotissement de la Grappe était vieux de plus de quinze ans maintenant. On y vivait comme dans un village, ou à peu près. Le père d’Anthony regarda sa montre.

— T’étais où ?

Anthony répondit qu’il avait passé l’après-midi avec le cousin.

— Je suis repassé chez les Schmidt ce matin, fit le père.

— J’avais tout fini avant de partir…

— Oui. Mais t’avais oublié tes gants. Viens t’asseoir.

Les adultes avaient pris place sur des chaises de camping autour d’une table de jardin en plas­tique. Ils tournaient au Picon-bière, sauf Évelyne qui buvait du porto.

— Tu sens la vase, remarqua Hélène, la mère d’Anthony.

— On s’est baignés.

— Je croyais que tu trouvais ça dégueulasse. Tu vas choper des boutons. C’est plein d’eau des égouts.

Le père observa que ça ne pouvait pas le tuer.

— Va plutôt te chercher une chaise, dit la mère.

Histoire de rigoler, le père Grandemange lui fit signe de venir s’asseoir sur ses genoux en cla­quant sur sa cuisse du plat de la main.

— Tu peux y aller, c’est du solide.

Le bonhomme mesurait pas loin de deux mètres, avec des mains dures comme du bois auxquelles il manquait trois phalanges. Pour chasser, il utilisait un fusil spécial qui lui permet­tait de presser la détente avec l’annulaire. C’était un déconneur impénitent qui ne faisait pas spé­cialement rire. Anthony connaissait comme ça des tas de mecs qui plaisantaient plus par poli­tesse qu’autre chose.

— Je vais pas rester, de toute façon.

— Tu comptes aller où ?

Anthony se tourna vers son père dont le visage s’était durci. Quand ça se produisait, la peau, soudain, se tendait, prenant un aspect de cuir mat assez beau.

— C’est samedi demain, répondit Anthony.

— Laisse-le donc, c’est les vacances.

Le voisin était intervenu. Le père soupira. Lui et Luc Grandemange avaient travaillé à l’entre­pôt Rexel autrefois, un peu après la fermeture des hauts-fourneaux. Ils faisaient partie de cette charrette de départs volontaires reconvertis en caristes via le plan de formation. À l’époque, ça leur avait semblé une bonne opportunité ; conduire des engins toute la journée, on aurait pu croire à un jeu. Depuis, Patrick Casati avait eu des démêlés. Il avait perdu son permis et son job le même jour, pour la même raison. Son permis, il avait réussi à le repasser après six mois de galères administratives et un stage à la Croix Bleue. En revanche, le travail était rare dans la vallée et il s’était finalement résolu à créer son propre emploi. Il avait acheté un camion benne Iveco, une tondeuse, des outils, une combinaison avec son nom cousu dessus. À présent, il faisait des bricoles par-ci par-là, au black principale­ment. Les bons mois, il parvenait à faire rentrer 4 ou 5 000 balles. Avec le salaire d’Hélène, ça suffisait à peu près. L’été représentait la pleine saison et il avait mis Anthony à contribution pour tondre les pelouses, nettoyer les piscines. Cet appoint s’avérait particulièrement utile quand il avait la gueule de bois. Le matin même, Anthony s’était tapé la taille des arbustes chez le Dr Schmidt.

Finalement, le père piocha une bière dans la glacière à ses pieds, la décapsula et la tendit à Anthony.

— Il pense qu’à sortir.

— C’est de son âge, fit le voisin, philosophe.

Son t-shirt laissait passer un peu de son ventre, une masse livide assez repoussante. Déjà, il se levait pour offrir sa place.

— Allez, assieds-toi deux secondes. Raconte-nous.

— Il a encore grandi, non ? fit Évelyne.

Hélène Casati insista à son tour pour qu’il reste un peu, lui rappelant que la maison n’était pas un hôtel-restaurant. À chaque seconde qui passait, c’est un peu de la teuf de Drimblois qui lui échappait.

— Qu’est-ce que t’as fait à ta main ?

— C’est rien.

— T’as désinfecté ?

— C’est rien, je te dis.

— Va te chercher une chaise, dit le père.

Anthony le regarda. Il pensait à la bécane. Il obéit. Sa mère le suivit jusque dans la cuisine. Il fut bon pour un coup d’alcool à 90° et un panse­ment.

— C’était pas la peine, dit-il.

— J’ai un cousin qu’a perdu un doigt comme ça.

Sa mère sortait toujours des anecdotes édi­fiantes du genre, des imprudences qui tournaient au drame, des destins enviables stoppés net par une leucémie. C’était presque une philosophie de vie, à force.

— Fais-moi voir.

Anthony montra sa main. C’était parfait. Ils purent regagner la terrasse.

Là, ils trinquèrent, puis Évelyne se mit à lui poser des questions. Elle voulait savoir comment ça se passait à l’école, ce qu’il faisait de ses vacances. Anthony répondait évasivement, et elle l’écoutait avec un sourire bienveillant, bruni par la nicotine. Pour faire la soirée, elle avait pris deux paquets de Gauloises. Quand la discussion s’interrompait, on entendait sa respiration, un sifflement rauque, familier, puis elle allumait une nouvelle cigarette. À un moment, le père voulut chasser une grosse guêpe qui butinait des emballages d’Apéricubes. Mais comme elle ne voulait rien savoir, il alla chercher une tapette à mouche électrique. Ça fit bzzz, une odeur de cramé et la bestiole resta sur le dos.

— C’est vraiment dégueulasse, fit Hélène.

Pour toute réponse, le père sécha son Picon et piocha une nouvelle bière dans la glacière. Et ils se mirent à discuter de l’accident qui venait de se produire à Furiani avec le voisin. Pour Luc Grandemange, rien d’étonnant à ce carnage. Les Corses, il les avait vus faire sur les chantiers, et il pouffait. Comme souvent, on parlait de foot, des Corses et des bougnoules. Évelyne se dépla­ça, elle n’aimait pas quand son mari se mettait la tête à l’envers avec ce genre d’histoires. Il faut dire que les récentes mésaventures de la BAC émouvaient fort dans le lotissement. La ZUP n’était pas si loin. On imaginait déjà des ratons cagoulés incendiant les voitures, comme à Vaulx-en-Velin. Le voisin et le père ne pouvaient que constater la montée des périls et s’imagi­naient en ultime rempart l

* Remerciements aux Editions Actes Sud et à David Ruffel, attaché du livre à l’Institut Français d’Egypte (IFE).

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