Le nouveau roman de Shahla Ujayli, Seif Maa Al-Adoue (un été avec l’ennemi) dresse une carte d’un voyage qui nous mène dans une petite ville lointaine, outre-mer, voire vers d’autres planètes. Ayant pour toile de fond les guerres, l’histoire et la politique, ces éléments sont tels des moteurs qui illuminent divers endroits du roman sur les rives de l’Euphrate, du Rhin et de la mer Baltique, ainsi que dans les églises gothiques d’Europe et celles syriaques et arabes. « J’ai essayé de montrer dans ce roman combien l’histoire comprend de leurres et d’illusions sur lesquelles se construisent nos vies, et dès que l’on s’en rend compte, on s’écroule. C’est la question de la valeur de l’être humain sans les souffrances et les ambiguïtés », avance l’écrivaine.
Connue dans les milieux intellectuels, la Syrienne Shahla Ujayli est à la fois écrivaine et académicienne. Elle a obtenu son doctorat en études culturelles de l’Université d’Alep et elle est professeure de littérature moderne à l’Université américaine en Jordanie. Son roman Samaë Qariba min Baytina (un ciel à la portée de notre demeure) a figuré sur la liste des finalistes du Prix international de la fiction arabe 2016 (International Prize for Arabic Fiction, IPAF). Son oeuvre est traduite en anglais et en allemand. Ujayli a été décorée par le prix de l’Etat de littérature de Jordanie en 2010 pour son roman Aïn Herr (l’oeil du chat). Son recueil de nouvelles Sarir Bint Al-Malek (le lit de la fille du roi) a obtenu le Prix de la Rencontre de l’Université américaine du Koweït (2017), qui est le plus haut prix décerné à la nouvelle dans le monde arabe.
Le nouveau roman de Shahla Ujayli commence par une journée normale, humide, chargée de l’odeur métallique des barques et, surtout, de l’odeur de poisson grillé venant de derrière les rideaux blancs d’un appartement situé à Cologne, en Allemagne. Là, les deux corps endormis de Lamis, ou Lulu, qui est partie pour étudier l’histoire et échapper à la guerre en Syrie, et de Abboud, célèbre chef cuisinier, qui habite cet appartement depuis son départ de Prague, où il a étudié. A travers ces deux personnages, on voyage à Raqqa, la ville syrienne qui n’est autre que la ville natale de Shahla même. Une ville complètement détruite par Daech en 2012.
Récit de trois générations
A travers les trois voix de trois femmes — trois générations — on écoute les trois récits, de Lamis, de sa mère Najwa et de sa grand-mère Karma. Chacune transporte le lecteur à une époque et vers une géographie bien distincte. Nous sommes à Constantinople depuis la guerre de Crimée entre la Russie et l’Empire ottoman, puis nous passons à la Révolution de 1936 contre les Anglais en Palestine, puis à la Seconde Guerre mondiale. Là, Carmen, leur amie, une écrivaine allemande, rejoint le trio pour nous raconter son histoire et nous emmener en Europe : de Dantzig à Francfort, en passant par Damas, puis Cologne.
Ainsi, Karma, qui était danseuse dans le fameux groupe de danse orientale, Badia Massabni, entraîne le lecteur dans ses visites de salles de danse, les cabarets, les lieux d’amour et de plaisir. Elle finit par s’installer dans la ville oubliée de Raqqa, ville endormie sur l’épaule de l’Euphrate. On redécouvre les fresques de la vie sociale des années 1940 et la capacité des femmes à s’adapter aux fins de l’amour et la famille.
Najwa révèle le monde des années 1980 en Syrie avec toute la pression économique et politique, mais qui n’était pas exempte de chaleur de vie sociale, à Raqqa notamment. La difficulté dans laquelle vivait cette femme, délaissée par deux hommes, nous est minutieusement transmise. Elle arrive à trouver le grand amour lorsqu’elle rencontre le professeur allemand Nicolas. Une rencontre qui va bousculer sa vie et celle de sa fille Lulu. Ce roman, plongeant dans l’histoire de la ville syrienne de Raqqa, est un hommage à une civilisation qui a été ravagée par l’ignorance et la passion de la guerre.
Seif Maa Al-Adoue (un été avec l’ennemi) de Shahla Ujayli, publié par Deffaf à Beirut, Majaz à Amman et Al-Ehtelaf à Alger, 2018.
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