41 analyses, interviews, témoignages, revue de livres, traductions et mémoires de maîtrise étalés sur 269 pages, dont environ 100 sont consacrées à des photos de sa vie, de scènes des coulisses de ses oeuvres et une gamme complète d’affiches de ses films. Al-Film (le film), le magazine non périodique publié par le Ciné-club des Jésuites du Caire et qui traite du 7e art, a choisi, une décennie après la disparition de Youssef Chahine, de dédier un numéro au grand réalisateur.
Une célébration du cinéaste qui permet de relire son oeuvre, mais aussi l’homme derrière cette oeuvre. Dans sa présentation du numéro Youssef Chahine. Nouvelle visite, le rédacteur en chef Sameh Sami ne cache pas son étonnement de voir Chahine cultiver ses archives, ouvertes pour la première fois par son neveu et sa nièce Gabi et Marianne Khouri.
Des manuscrits, des lettres, des photos et des enregistrements sonores qui attendaient probablement un jour pareil. Le film Haddouta Masriya (la mémoire, 1982) est un sujet pivot de ce numéro spécial. Le film raconte l’histoire d’un réalisateur victime d’un infarctus, alors qu’il termine son dernier film et revoit sa vie lors d’une opération à coeur ouvert.
La grande similitude entre les événements du film et la scène de la fin de la vie de Chahine en soins intensifs, dans un hôpital militaire en 2008, sert de prélude et permet d’accéder aux trésors d’un phare du cinéma arabe. Chahine avait effectivement passé par cette expérience de la chirurgie en 1976 à Londres. Il n’était pas le seul, l’écrivain et nouvelliste Youssef Idris ayant vécu lui aussi la même expérience. Tous les deux se retrouvent autour de l’idée du film.
Chahine avec deux stars des années 1950 Magda et Sanaa Gamil (photos de la revue des archives de la famille).
Des transcriptions de certains enregistrements sonores de réunions préparatoires entre les deux Youssef sont ainsi transcrits et publiés pour la première fois, révélant comment les deux ont imaginé l’histoire du film, comment ils se sont rappelés de l’angoisse avant l’intervention chirurgicale et la peur de la mort et comment ils ont construit les scènes du film et ses personnages. Idris raconte, par exemple, comment il est allé acheter des pyjamas chez Harrods avant l’opération et a fini par en acheter un seul au lieu de trois, car « la vie commençait à se réduire et l’idée de la mort grandissait ».
Des témoignages précieux
Cette édition d’Al-Film ne se limite toutefois pas à la biographie de Chahine lui-même, mais offre une place à des écrits de ses collaborateurs, amis et ceux qui ont travaillé avec lui tout au long de sa carrière, comme le caméraman Ramsis Marzouq, le musicien Yéhia Al-Mougui et les acteurs Mahmoud Hémeida et Hicham Abdel-Hamid.
Dans son témoignage, le réalisateur Yousri Nasrallah, qui a travaillé comme réalisateur assistant dans nombre de films de Chahine, revient sur sa relation avec « Joe » et ses débuts dans les coulisses de La Mémoire, alors qu’il était journaliste au quotidien libanais Al-Safir, avant de finir par co-écrire et d’assister à la réalisation d’Adieu Bonaparte. Il ne cache pas que leurs visions différaient parfois et comment Joe le critiquait, car il « ne connaissait pas l’équation » qui permet au film de rapporter de l’argent. « Je lui ai dit : Toi-même tu cherches la co-production pour échapper à la censure saoudienne. Il était resté en dehors du système de financement des films par l’Arabie saoudite qui, depuis les années 1970, était le premier financier du cinéma, de la presse et de la télévision, à tel point qu’un censeur saoudien se trouvait sur les locaux de tournage ».
Au-delà des souvenirs et des témoignages, « l’univers des marginalisés », « les différentes définitions de l’amour », « la philosophie de la danse », « la centralité des lieux » et « le panarabisme » dans les films de Chahine sont autant de thèmes discutés par la revue, qui s’efforce d’offrir un nouvel angle pour parler de Chahine tout en admettant que d’autres aspects n’ont pas été abordés faute d’espace.
Joel Gordon, chercheur en histoire à l’Université d’Arkansas aux Etats-Unis, tente, lui, d’engager un autre dialogue avec Chahine à travers son long métrage Bab Al-Hadid (gare du Caire, 1958), en le comparant avec deux autres films, l’iranien Gav (la vache) de Darius Mehrjui et le turc Umut (espoir) de Yilmiz Güney, puisque tous les trois sont de pays en développement et qui, pris entre le colonialisme et la guerre froide, essayent de définir leur identité nationale et régionale. Les trois films parlent de personnes du petit peuple, d’individus aux rêves brisés et cherchant un minimum de dignité humaine, alors qu’ils se détraquent et s’enfoncent dans la folie.
Mais loin du déséquilibre mental de certains de ses personnages, Chahine a développé une autre folie, plutôt saine. Une folie artistique. Des sujets parfois choquants pour les spectateurs arabes, qui le voyaient exposer avec audace sa propre vie, ses relations, ses crises psychologiques. Le choix des artistes n’échappaient pas à cette règle d’aventure. Des jeunes acteurs ou d’autres, plus anciens, souvent relégués au second plan, assuraient les premiers rôles dans ses films. Comme le dit Ramsis Marzouq, Chahine « n’acceptait pas de créativité moins que la folie ».
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