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A la recherche du rêve d’un autre temps

Sherin Aboul-Naga, Lundi, 16 juillet 2018

Dans son nouveau roman Bab Al-Kheima (la porte de la tente), Mahmoud Al-Wardany dissèque le contexte sociopolitique dans lequel la génération des intellectuels des années 1970 a grandi, milité, puis disparu.

A la recherche du rêve d’un autre temps

Mahmoud Al-Wardany possède un mode de narration qui lui est propre. A première vue, on dirait qu’il se répète en reproduisant le même espace de l’histoire, celui de la génération des années 1970. Mais en s’attardant sur son écriture, on se rend compte qu’il plonge dans un voyage douloureux, comme pour arriver à une sorte de cicatrice dont le soin exige beaucoup de patience et d’endurance. Il s’agit du tissu de sa propre vie, c’est la matière qu’il maîtrise, et à chaque oeuvre nouvelle, il révèle une nouvelle strate qui ne figurait pas dans son travail précédent. Dans son nouveau roman Bab Al-Kheima (la porte de la tente), il creuse dans l’univers des médias, dans le monde du journalisme, qu’il connaît par coeur. En effet, parallèlement à l’écriture littéraire, Al-Wardany travaille dans la presse depuis 1986 et a participé à la fondation de l’hebdomadaire littéraire Akhbar Al-Adab en 1992.

Né en 1950 au Caire, Mahmoud Al-Wardany a obtenu un diplôme d’assistant social en 1972. Il a travaillé dans ce domaine dans l’enseignement scolaire de 1975 à 1986. Pendant cette période, il a été plusieurs fois arrêté et détenu pour ses positions de gauche.

Dans certains de ces romans passés, Al-Wardany a opté pour une voix narrative subtile faite de symboles et de signes et qui se montre clairement dans ses oeuvres, comme dans son roman Awan Al-Qétaf (l’heure de la récolte), de 2002, ou dans son recueil de nouvelles Moussiqa Al-Mall (la musique du centre commercial), de 2005. Jusqu’à ce que cette voix enlève le masque et se montre ouvertement, sans fioritures artistiques. Contre l’espace nuancé du rêve, l’écrivain met alors au centre de son univers romanesque le contexte socio-politico-économique. C’est le cas dans son roman épique Beit Al-Nar (la maison du feu), paru en 2011, décrit par les critiques comme une « fresque littéraire » et dans lequel on suit la saga d’un petit garçon qui passe par tous les petits boulots pour aider sa mère, devenue veuve, et qui déménage d’un appartement à l’autre. Il devient jeune homme et, comme l’auteur, adhère aux organisations de gauche des années 1970.

Dans Bab Al-Kheima, sorti la semaine dernière, Al-Wardany se dévoile et fait l’autocritique de sa génération. « C’est la génération qui a su brûler les étapes, puis a disparu comme si de rien n’était », avance Gamal Al-Sawy, le narrateur du roman. Cet ouvrage pourrait d’ailleurs être considéré comme un second tome de Beit Al-Nar, puisque l’on assiste au parcours de Gamal Al-Sawy, après sa libération de prison en 1981. Or, avant d’atteindre la « porte de la tente », au 3e chapitre du roman, et avant d’être pris par la phobie, le narrateur nous raconte comment il en est arrivé jusque-là. Il s’agit donc d’une nouvelle fresque, cette fois de devenir de la génération littéraire des années 1970, de la vision de la génération qui l’a précédée, cette même histoire qu’Al-Wardany a documentée en 2005, en retraçant l’histoire de l’organisation communiste du Mouvement démocratique du progrès national, connue en arabe sous le nom de Hadetto.

Antihéros vaincu par son propre métier

A la recherche du rêve d’un autre temps

Il s’agit, en gros, d’une génération qui n’a pas réussi jusque-là à se libérer ni du pouvoir de ses précédents, ni du pouvoir patriarcal. Dans le roman, on suit des personnages prototypes de l’univers d’un journalisme corrompu : Youssef Motawie, l’opportuniste, malin et super intelligent, ou le brave Abdel-Rahman Al-Sabaawy, plein d’humour, d’origine modeste, qui possède le journal Al-Mal (l’argent) et qui arrive à s’adapter dans les coulisses des médias du Golfe. Il s’agit de la « cuisine » d’articles et de reportages journalistiques, plagiés en particulier ou traduits rapidement d’autres journaux. Quant à Gamal Al-Sawy, c’est le journaliste cultivé qui se déplace d’un festival en Iraq vers un autre en Libye et bénéficie de la différence des taux de change pour gagner quelques sous.

Le personnage de Gamal Al-Sawy incarne celui de l’antihéros, l’opprimé, le vaincu. Il est vaincu par son propre métier du journalisme, ne trouvant pas le temps de réaliser les écrits dont il rêvait, vaincu par ses rêves reportés, par la détention politique, par le besoin, par les amis et par la laideur du monde. Face à chaque défaite, il est plus que jamais enlisé dans la laideur. Il est affronté par le modèle de l’intellectuel qui se transforme en propriétaire d’un point de commerce, qu’il soit un journal, une magazine, un poste, une interview, un festival ou un prix. Cette ambiance d’un univers de la presse qui affiche comme slogan « Venez, vous trouverez ce que vous désirez » et qui a déjà été exploré dans deux autres oeuvres, soit dans Zohourat, de Abdel-Wahab Daoud, et dans Ayyach, d’Ahmed Magdy Hammam. Mais le personnage d’Al-Wardany, Gamal Al-Sawy, remonte aux origines de cette « cuisine » malsaine.

La défaite et l’impuissance atteignent aussi le domaine des relations amoureuses. La femme reste un rêve inaccessible et l’amour est amputé. Avec les ruptures qui marquent ses relations avec Dalal, Howaïda ou Wédad, une partie de l’âme de Gamal disparaît. Cette trajectoire psychologique sera pareille à la trajectoire politique de la génération des années 1970. Cette génération qui, aux yeux de Gamal, est apparue, s’est développée, a milité, s’est révoltée pour se calmer à la fin et disparaître comme si rien n’était. Entre le début du roman et la fin, on répond à la question, à travers l’itinéraire de Gamal Al-Sawy, de savoir comment on en est arrivé là .

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