Al-Ahram hebdo : Le nouveau roman que vous venez de signer au Salon du livre s’intitule Al-Nabiza. Pourquoi ce titre ?
Inaam Kachachi : Al-Nabiza (la proscrite ou ce que rejette le vignoble d’eau et qui devient du vin) est mon quatrième roman. L’héroïne était également une proscrite. A un âge avancé, elle avait bien lu le Coran et avait choisi la sourate de Marie, au moment où Marie avait été isolée. Car elle avait eu également une vie difficile. Elle avait fait beaucoup d’erreurs dans sa vie et avait quitté l’Iraq pour s’installer en France où elle vécut beaucoup d’aventures. Ce roman parle d’une des premières journalistes iraqiennes des années 1940 et d’un journaliste palestinien avec qui elle eut une relation d’amour lorsqu’elle travaillait avec lui à la radio de Karachi émise en langue arabe en 1947 après l’indépendance du Pakistan. Elle avait 80 ans lorsqu’elle fit la connaissance d’une autre Iraqienne, qui avait été également rejetée à cause de la dictature, alors qu’elle s’était querellée avec une des personnes éminentes du régime qui lui avait causé une surdité de l’oreille. Elle était venue en France pour se faire soigner. Les deux femmes font connaissance. Comme à mon habitude, dans mes romans, j’essaye de remonter le temps et de parler de ce qu’avait été l’Iraq et de ce qu’il est advenu.
— Dans vos romans, vos personnages sont-ils tous issus d’événements réels, y a-t-il toujours un quelque chose d’autobiographique ?
— Evidemment, il y a toujours une part d’autobiographie. Il est question dans ce roman de trois personnages principaux. Les deux femmes et l’intermédiaire qui les a mises en contact. Il y a certes une partie de moi.
— L’Iraq est au centre de tous vos romans et vous êtes concernée de près par l’éradication de la violence et de l’extrémisme ...
— Je pense qu’il faut éduquer les enfants depuis leur plus jeune âge à repousser l’extrémisme. Mais mes lecteurs sont des personnes adultes et je n’ai pas pour rôle de les éduquer. Cependant, je me dis que mon combat principal se place entre la connaissance et l’ignorance. Nous n’avons pas d’armes, nous, les intellectuels. Nous nous battons autrement. Peut-être parce que j’ai avancé en âge et en connaissance, je peux prétendre mener cette bataille. Je n’ai pas écrit de romans lorsque mon pays vivait dans le calme et la quiétude, je le fais maintenant tardivement. A un âge avancé après quarante ans. Mais j’ai entrepris cette aventure en étant pleine d’espoir. Je voulais raconter l’Iraq qui m’a éduquée et qui était un pays ouvert, tolérant et laïque. Toutes les personnes qui ont moins de quarante ans ne savent rien de cet Iraq. Elles ne peuvent pas croire que nous avons vécu ces valeurs. J’écris sur cet Iraq que les nouvelles générations ne connaissent pas.
Toutefois, il se peut que ce soit à cause de nos erreurs que nous l’avons perdu et qu’il leur incombe la lourde tâche de le reconquérir. J’espère qu’en lisant les oeuvres, le lecteur iraqien et arabe aura le désir de retrouver cet Iraq perdu. Notre pays est un pays de civilisation qui a offert de nombreuses inventions au monde. Je souhaite que ce ne soit qu’une période temporaire, c’est vrai, qu’elle peut durer cinquante ou cent ans. C’est une période qui semble longue, mais pour l’histoire des nations, ce n’est rien. En ce moment encore, le pays rejette tous ceux qui pensent autrement. Ce n’est pas à cause d’un problème religieux ou d’un problème de marginalité. C’est une bataille entre la décadence, le sous-développement et la civilisation.
— Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire, quarante ans après ?
— C’est George W. Bush qui m’a poussée à devenir romancière. J’étais journaliste et je m’exprimais à travers mes articles, mais l’invasion de l’Iraq par les Américains a été un tremblement de terre pour ma personne. Je ressentais comme un cri étouffé en moi qui devait sortir. C’était un tourbillon qui dépassait de loin la rédaction d’un article. Il me fallait quelque chose de plus. Mon premier roman, Al-Hafida Al-Amrikiya (si je t’oublie, Bagdad), m’a permis de dégager ce cri. Tout le monde vivait dans un zar et il fallait exorciser les mauvais esprits. Et avec ce premier roman j’ai émis mon cri. De toute manière, en hurlant, nous tous, pouvons-nous peut-être faire parvenir notre refus et le refus de milliers d’autres personnes ? C’est notre manière de résister. Je ressens de la satisfaction d’avoir écrit, surtout lorsque je découvre que je suis lue par une grande tranche de gens. Le mot « réfugié » est un terme douloureux qui était uniquement utilisé pour les Palestiniens, aujourd’hui, 6 millions de réfugiés iraqiens prennent des aides de pays étrangers. L’Iraq était un pays riche convoité par l’extérieur. Mais, malheureusement, ce qu’on a fait de nous-mêmes est encore plus catastrophique.
— Pensez-vous que vos romans soient lus en Iraq ?
— Mes romans sont lus par les jeunes en Iraq et existent sur Internet. C’est un problème pour l’éditeur, mais cela permet aux jeunes de les lire. En plus, mes romans sont traduits actuellement en plusieurs langues.
Je suis intéressée par le lecteur étranger également. Nous allumons la télévision en France, pour écouter tous les jours des nouvelles violentes sur l’Iraq. Nous apprenons que c’est le pays de voitures piégées, d’armes, et même avant cela, celui des armes de destruction massive. Personne ne parle de la vie civile des Iraqiens, de leur quotidien, des femmes et des hommes qui vivent dans ce pays. 30 millions de personnes y vivent. Ils disent que 100 personnes ont été tuées. Personne ne se penche sur elles. Dans mes romans, j’essaye de mettre les points sur les i. Pour que l’Occident, les Etats-Unis et les Etats alliés comprennent le crime désastreux qu’ils ont commis en envahissant l’Iraq. Ils ont mis fin à une société civile où la femme avait un rôle important, elle était scolarisée depuis les années 1920. Et cela pour la femme musulmane, alors que la femme juive et chrétienne a été scolarisée et a obtenu des bourses à l’étranger depuis le XVIIIe siècle. Un pays laïque qui acceptait la liberté des croyances et où il n’était jamais question de corruption ou de pots-de-vin.
Maintenant, tout cela a changé. J’essaye dans mes romans de combiner le réel avec l’imaginaire, de combiner des histoires de vie réelles avec des histoires imaginaires. Car notre réalité est dure à elle seule et l’imaginaire uniquement serait un jeu, une prouesse. Ce que je veux c’est prendre des histoires réelles et leur poser des ailes. Le fait d’avoir travaillé quarante ans dans le journalisme m’a appris à écrire de manière à atteindre mon lecteur. Je fais beaucoup d’efforts sur ma manière d’écrire et je réserve beaucoup de temps à l’écriture artistique parce que c’est mon hobby auquel je réserve du temps et de la sérénité. On a dit que j’essayais d’enregistrer l’histoire de l’Iraq. Ce n’est pas mon but. J’essaye plutôt d’écrire l’ombre de l’histoire, le parfum de l’histoire.
— Vous intéressez-vous particulièrement aux problèmes de la femme ?
— Je suis préoccupée par les femmes âgées. Parce que je trouve qu’elles sont les gardiennes de la mémoire. Je suis née dans les années 1950, et lorsque je veux revenir aux années 1930, j’ai recours à ma mère et à ma grand-mère. Je trouve que le décès d’une de ces femmes ou d'un de ces hommes est une perte énorme.
— Dernièrement, vous avez filmé également des documentaires sur des personnages iraqiens. Qu’en est-il ?
— Toutes les personnes simples qui ont travaillé sans faire trop de bruit, comme enseignante ou boulangère ou autres, sont une mine d’histoires. J’essaye d’enregistrer leur parcours original, et la vie qu’elles ont vécue sans faire trop de bruit. C’est l’histoire non enregistrée par l’Histoire. Nous avons l’histoire des dirigeants, mais l’histoire de ces personnes est la vraie histoire non falsifiée. C’est notre histoire sociale. Les documentaires se placent également dans le même objectif. Ainsi, le premier ministre iraqienne Nazira Al-tDélémi, qui a parcouru l’Iraq du sud au nord pour vacciner les Iraqiens et qui a posé les assises de la première loi pour les droits des femmes pour le mariage et le divorce et même pour l’héritage en 1959. Elle est restée exilée en Allemagne durant 40 ans. Nous jouissons jusqu’à aujourd’hui des avantages de cette loi. Je suis allée chez elle et je l’ai filmée avec une caméra rudimentaire. Puis ma fille s’est approprié maintenant une caméra plus sophistiquée. Je ne suis pas réalisatrice, mais j’essaye d’enregistrer l’histoire de mon pays, et de ces personnes, hommes ou femmes, dont l’histoire est une mine d’or, avant qu’elles ne s’éteignent .
Parmi ses oeuvres traduites en français :
Al-Hafida Al-Amrikiya, Dar Al-Jadid, 2008 (si je t’oublie, Bagdad), éd., L. Levi, 2009.
Paroles d’Iraqiennes : Le drame iraqien écrit par des femmes, présentation de textes rassemblés par Inaam Kachachi, Le Serpent à plumes, 2003.
Tachari, Dar Al-Jadid, 2014, (Dispersés), trad. de François Zabbal, Paris, Gallimard, 2016.
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