Al-Ahram Hebdo : L’Histoire racontée en BD est une forme rare dans le monde arabe. Quelle a été votre expérience dans le cadre de la publication de la version arabe de votre livre ?
Jean-Pierre Filiu : J’en suis très fier. La première fois que je suis venu au Caire c’était en 1980, et depuis, je suis venu une douzaine de fois. Donc, le fait d’avoir ce livre, qui a été porté par la passion d’un arabisant et traduit en arabe au Caire, et d’avoir la possibilité de le présenter à l’Institut Français d’Egypte (IFE) avec les traducteurs et les éditeurs, c’est vraiment un accomplissement. D’autant plus que les auteurs de la version arabe ont fait preuve d’une grande conscience professionnelle et ont essayé de chercher non seulement la traduction linguistique proprement dite, mais de vraiment rendre tout ce que nous avions à dire, y compris dans les métaphores graphiques. Nous sommes impatients de savoir comment le public va réagir. C’est un livre qui a déjà été traduit en une douzaine de langues. Il est évident que pour l’arabe, c’est encore plus important, car nous sommes au coeur de cette Histoire. Il est vrai qu’en France, la BD a déjà ses lettres de noblesse, alors que dans le monde arabe, le 9e art est encore en train de s’établir comme une forme culturelle reconnue.
Il est important pour nous d’être présents à l’IFE, qui, avec Cairo Comics, avait organisé un festival de bandes dessinées arabes de très grande qualité en septembre dernier. Le cinéma a le festival de Cannes et la BD a le festival d’Angoulême, qui se tient à la fin janvier chaque année. Cette année, grâce à l’Institut français et Cairo Comics, la BD arabe sera l’invitée d’honneur. Il est très important pour les gens comme moi, qui travaillent dans l’échange et le dialogue, d’échanger avec les autres créateurs.
— Votre trilogie constitue plus qu’un simple livre d’histoire, notamment avec le deuxième chapitre du premier tome, intitulé Qarsana (piraterie). Quelle philosophie se trouve derrière ?
— Ce chapitre montre clairement la démarche qui nous a animés et la volonté de l’historien que je suis de renouveler le regard sur les relations entre l’Amérique et l’Orient. Très peu de gens ici, et encore moins en Amérique, savent que la première guerre des Etats-Unis, à peine indépendants, a été menée contre un pays arabe, la Libye, de 1803 à 1805. On retrouve aussi le travail du dessinateur David B, très imprégné de la tradition orientale des miniatures et du turban arabe, qui va jouer un grand rôle dans les différentes métaphores graphiques qui rythment le travail, le turban représentant la puissance islamique et arabe au sud de la Méditerranée, dans lequel les Occidentaux, en général, et les Américains, en particulier, vont souvent se perdre. Les musulmans sont perçus comme des pirates, des bandits et des barbares, alors que les corsaires ont des lettres signées par les souverains occidentaux. Comme toujours, la guerre légitime des uns est présentée par les autres comme étant de la piraterie.
Ce qui est très frappant, c’est que les Américains se présentent comme une nation jeune, innocente des péchés coloniaux qui sont associés à la France et à la Grande- Bretagne. Or, ce que l’on constate, c’est que s’il y a un Etat occidental qui est intervenu au Proche-Orient avant tous les autres, ce sont bien les Etats-Unis. La première guerre que les Américains ont menée c’était contre les Arabes, au sud de la Méditerranée. L’autre point frappant est que les Américains ont effacé cet épisode de leur histoire. On saute tout de suite de l’indépendance à 1812, soit à la guerre américano-britannique. Nous avons voulu relater une histoire que, d’abord, nous avons du plaisir à raconter, puis remettre un coup de projecteur sur cet événement. Car celui-ci, à mon sens, est constitutif de la vision américaine du Moyen-Orient.
— Comment expliquez-vous cette vision ?
— On voit bien qu’Adams et Jefferson, 2e et 3e présidents américains, incarnent littéralement deux visions du monde, deux visions de l’Amérique par rapport au Moyen- Orient. D’une part, la vision « colombe » : il faut mieux négocier et faire du commerce. D’autre part, la vision « faucon » : il faut faire la guerre, même si elle coûtera très cher. Le tiers du budget des Etats-Unis a été englouti dans l’aventure de la Libye. Derrière, se trouve l’idée qu’affirmer sa puissance au Moyen-Orient, c’est affirmer sa puissance tout court et être reconnu sur le plan international. Et sur ce point, je crois qu’on est précisément dans l’actualité.
— La trilogie s’arrête en 2013. Pourquoi ?
— Le premier tome couvre la période de 1783 à 1953, le deuxième de 1953 à 1984 et le troisième et dernier de 1984 à 2013. Nous nous sommes arrêtés en 2013, car nous considérons qu’il y a une forme d’histoire des Etats-Unis dans la région qui s’arrête à ce moment-là.
— Vous estimez que Barack Obama marque une rupture de la politique américaine au Proche- Orient. Comment envisagez-vous la région à l’heure de la présidence de Donald Trump ?
— Il est très frappant que Trump soit aussi imprévisible, au sens propre. J’ai présenté ce livre en Iraq en avril dernier, et le jour de ma première conférence, qui était un mardi, Trump voulait se réconcilier avec Assad, et le jour de ma deuxième conférence, qui était un vendredi, il avait bombardé des zones sous le contrôle d’Assad.
— Est-ce à la lumière de cette imprévisibilité que nous pouvons interpréter sa décision de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël ?
— Cette décision représente, à mon avis, un tournant irréversible. C’est-à-dire que les Etats-Unis ont choisi leur camp et ne peuvent plus prétendre être un médiateur de paix. Il est très important qu’un pays comme l’Egypte ait été l’initiateur, au Conseil de sécurité, du projet de texte montrant que le monde entier était uni contre la décision américaine. Nous sommes maintenant dans la situation où l’imprévisibilité de Trump accentue l’instabilité du Moyen-Orient, ce alors que la région n’a pas besoin d’instabilité supplémentaire.
Je crois qu’en 2018, ce que l’on peut souhaiter le plus, c’est une politique cohérente des Etats-Unis, qu’elle soit positive ou négative, en lieu et place de ces espèces de basculements. Mais, fondamentalement, et je crois que c’est très important pour les Arabes et pour les Européens, nous devons reprendre en main le destin de la région. Les Américains se sont invalidés eux-mêmes comme parrains d’un éventuel processus de paix.
— Est-ce que c’est un scénario plausible pour 2018 ?
— Ce qui n’est pas encore arrivé, on ne peut pas encore le raconter. Face à une rupture radicale, comme celle de ce choix américain, il faut que les Arabes et les Européens, et surtout les Egyptiens et les Français, retrouvent leur capacité d’initiative. Les Américains ne peuvent plus prétendre être des parrains d’un processus de paix de manière légitime.
— Dans votre livre, vous dites qu’on aurait pu neutraliser Bin Laden et Al- Qaëda bien plus tôt, alors que nous sommes témoins d’une ramification des djihadistes ?
— C’est certain. J’étais venu au Caire en 2010 pour une conférence sur « Nihayet Al-Djihad » (la fin du djihad), et à l’époque, on voyait bien que les mouvements djihadistes étaient très affaiblis. C’est la façon dont les printemps arabes ont été gérés qui a fait que nous avons eu une relance des mouvements djihadistes. Et avant cela, surtout, il y avait eu la catastrophe de l’invasion américaine en Iraq. Le premier tome s’ouvre sur cette invasion, parce qu’il y a vraiment un avant et un après. Cette invasion a été un désastre et a permis d’abord à Al-Qaëda, puis à Daech, de s’implanter au coeur du Moyen-Orient.
— Quelles perspectives alors sur les mouvements djihadistes actuels comme Daech ?
— Actuellement, ceux-ci ont été vaincus militairement en Syrie ou en Iraq, mais malheureusement, les conditions qui avaient permis leur émergence sont toujours là. De plus, on n’a pas apporté de solutions politiques au fait que les populations arabes sunnites, minoritaires en Iraq et majoritaires en Syrie, sont toujours exclues dans les deux cas du système politique. Je crains donc que cette victoire militaire ne soit que temporaire.
Aadaa Hamimoune, Tome 2, traduction : Ahmad Gharbiya, Rim Naguib. Dar Al-Tanwir, 2017.
Jean-Pierre Filiu
Jean-Pierre Filiu est professeur d’université en histoire contemporaine du Moyen- Orient à Sciences Po. Paris depuis 2006.
Il est diplômé de l’Institut national des langues orientales en arabe et en chinois. Et a été professeur invité aux Universités américaines de Columbia et de Georgetown. Jean-Pierre Filiu a mené une carrière de diplomate, servant notamment dans les ambassades de France en Syrie, en Tunisie et en Jordanie. Il a été membre des cabinets des ministres français de l’Intérieur, de la Défense et du premier ministre.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Mitterrand et la Palestine (Fayard, 2005), Les Frontières du djihad (Fayard, 2006), L’Apocalypse dans l’Islam (Fayard, 2008), Les Neuf Vies d’Al-Qaëda (Fayard, 2009), La Révolution arabe : Dix leçons sur le soulèvement démocratique (Fayard, 2011), Histoire de Gaza (Fayard, 2012), Les Arabes, leur destin et le nôtre (La Découverte, 2015).
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