Je connais le poète et journaliste libanais Abdou Wazen depuis plus de 17 ans. Je l’ai côtoyé dans le cadre des pages culturelles dont il s’occupe auprès du quotidien londonien Al-Hayat. Il s’agit d’une expérience journalistique à laquelle je dois beaucoup et grâce à laquelle ma connaissance de Wazen s’est transformée en une amitié de longue date. Wazen tient fort à suivre la scène culturelle égyptienne et à en être proche. Il est, lui-même, devenu une sorte de référence dans le domaine de la littéraire arabe à travers les commentaires et les points de vue critiques qu’il écrit toutes les semaines.
Ce qui attire surtout dans l’écriture de Abdou Wazen, c’est ce ton de la confession, cet art de se dévoiler en conservant toujours un sentiment de gratitude. L’écriture lyrique de Wazen fait écho à celle des poètes libanais, ces pionniers qui ont lancé l’incontournable revue de poésie Al-Sheir, avec à leur tête le poète Ounsi Al-Hadj. On célèbre aujourd’hui la sortie du nouveau roman de Abdou Wazen, intitulé Al-Beit Al-Azraq (la maison bleue). Le roman élimine de nombreuses fausses idées que le public avait sur l’auteur, nées de données infiltrées dans ses récits précédents comme La Chambre de mon père, Coeur ouvert ou Un Brouillard, dans lesquels Wazen avait inséré des fragments de souvenirs et de rêves. Dans La Maison bleue, Wazen révèle son identité et bannit ainsi la distance entre l’écrivain et le texte. Le roman arrive à un moment propice, après de grands malentendus avec les lecteurs et les critiques, qui ont toujours identifié l’auteur avec les héros de ses oeuvres, sans prendre en considération le jeu de l’imaginaire qui séduit tout écrivain. Dans La Maison bleue, Wazen se présente en tant que Wazen, un romancier bien établi, qui écrit un récit basé sur la fiction, même si son auteur profite de sa profession et de son expérience de journaliste.
Le rythme du roman est fluide et haletant, à l’image des romans policiers. Il s’agit de deux biographies enchevêtrées dans une même trame. La première s’attarde sur le récit contemporain d’un romancier qui échoue à trouver des justifications dramatiques au suicide de l’héroïne de son nouveau roman. Quant à la seconde biographie, elle se trouve dans un manuscrit légué par un certain Paul. Ce dernier a étudié la philosophie et s’est suicidé à la prison Al-Talle, après avoir été accusé du meurtre d’une prostituée. Une accusation qu’il a affrontée par le silence, écrire son histoire étant l’unique réponse qu’il ait pu donner dans sa situation. Ce manuscrit tombe entre les mains de Wazen via un prêtre, qui le lui remet à un moment-clé où son imagination est bloquée : d’un côté, il n’arrive pas à écrire le destin de son héroïne, et, d’un autre côté, il n’ose pas prendre de décision quant à l’avenir de sa relation amoureuse avec une femme qui vient d’une opération de l’ablation des seins. Le manuscrit survient alors comme une solution offerte par l’au-delà pour que l’écrivain renouvelle sa passion pour l’écriture en plongeant dans le passé de Paul. Il s’identifie à lui, à tel point qu’il tombe amoureux de la bien-aimée de ce dernier et découvre que leur histoire d’amour révolue n’a pas pu voir le jour parce qu’elle est lesbienne. En réécrivant la biographie du jeune suicidé, Abdou Wazen réécrit en fait l’histoire de la crise identitaire qui marque la société libanaise. Il revisite des personnages emprisonnés dans les geôles libanaises, mais aussi en dehors des prisons — des personnages qui oscillent entre la féminité et la virilité imaginée.
Le héros narrateur de Abdou Wazen est le prototype du personnage souffrant d’un malaise existentiel. Lui, le marcheur silencieux, porteur de questions sans réponses, qui se retrouve emprisonné pour un crime qu’il n’a pas commis. Le narrateur se reprend et réussit à trouver les motifs pour entraîner son héroïne au suicide. Le roman brise ainsi les tabous du roman arabe avec compétence et audace pour faire naître un récit intègre et intense.
Al-Beit Al-Azraq (la maison bleue) de Abdou Wazen, aux éditions des publications Déffaf et Al-Ekhtelaf, Beyrouth et Alger, 2017.
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