Al-Ahram Hebdo : Pourriez-vous nous parler des circonstances qui vous ont amené à rédiger votre essai Tahguir Al-Moannas (migration du féminin) considéré comme la première coopération avec l’entreprise culturelle allemande 60 Pages ?
Nora Amin : L’entreprise culturelle allemande 60 Pages, dont le siège est situé à Berlin en Allemagne, a été fondée en 2012. Elle rassemble des penseurs, des artistes et des écrivains qui s’intéressent aux questions contemporaines, et qui veulent offrir une version différente de celle des grands médias « autorisés ». 60Pages coopère avec des écrivains du monde entier et publie des textes journalistiques et narratifs en version numérique. J’ai rencontré les responsables de cette entreprise durant un atelier de brainstorming en septembre 2015, organisé par le centre culturel Town House Gallery, situé au Caire. C’est là où est née l’idée de l’ouvrage Migrating The Feminine (Tahguir Al-Moannas), centré sur les violations contre le corps féminin dans l’espace public. En fait, c’est l’entreprise qui m’a encouragée à écrire ce genre d’étude culturelle que je fais pour la première fois. Sans leur support et leur confiance, je n’aurais pas su me lancer dans cette question épineuse.
— Le texte principal était rédigé en langue anglaise, ensuite vous l’avez traduit vers l’arabe. Pensez-vous que le résultat aurait été le même si vous aviez commencé à écrire le texte en arabe ?
— Personnellement, je n’imaginais pas rédiger ce texte au début qu’en langue anglaise. Et ce, non pas parce que l’éditeur est étranger, ni par crainte de ne trouver aucun éditeur égyptien enthousiaste à cause de la nature du sujet. En réalité, le fait que l’éditeur est étranger a soutenu mon choix et j’ai rédigé en anglais. Mais essentiellement, parce que le sujet est lié à ma vie personnelle et ma formation en tant que femme, avec tout ce que cela évoque comme souvenirs douloureux, si j’écris dans ma langue maternelle. Raison pour laquelle, la langue anglaise était mon refuge unique pour éviter, d’une part, les complexes psychologiques et émotionnels qui reviennent en écrivant, et pour préserver l’objectivité, la cohérence linguistique, la poétique et la capacité analytique, de l’autre. Je dois préciser aussi que la langue anglaise m’a facilité le traitement du vocabulaire occidental commun dans le discours de la critique du racisme et le discours féministe contemporain. Je dois dire que ce vocabulaire n’existe pas dans la langue arabe, à cause de l’absence de ce niveau de concept. J’ai déployé donc beaucoup d’efforts pour produire de nouveaux termes et vocabulaires dans le texte arabe.
— Que voulez-vous dire par « La migration du féminin » ? Ne pensez-vous pas que ce titre puisse ne pas être compréhensible pour le lecteur arabe ?
— Le terme « migration » est connu et est commun dans notre société, parce que nous avons une longue histoire avec les migrations en Egypte. Il y a la migration des populations du Canal de Suez ou celles de la Nubie, ou même la migration des chrétiens de certains villages, lorsque des conflits armés intérieurs se sont déclenchés. Il se peut que l’emploi des deux termes « migration » et « féminin » ne soit pas commun. Et je l’ai fait exprès parce que j’ai bien voulu que ça sonne un peu. Le sens que je voulais exprimer est celui de l’exclusion, l’expulsion et la suppression de tout ce qui est féminin. Le titre a le même effet en anglais, il est peut-être un peu provocateur et a la même complexité qu’en arabe.
— Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées en traduisant votre ouvrage vers la langue arabe ?
— Il y a deux genres de difficultés que j’ai rencontrées en traduisant le texte de l’anglais vers l’arabe. Le premier était le sentiment de douleur lorsqu’on écrit dans la langue dans laquelle les événements se sont déroulés. Et ce, parce que quand on raconte des événements douloureux, la mémoire émotionnelle et réactionnelle se réveille et réincarne les incidents. C’est cette difficulté que j’ai essayé d’éviter, lors de la première rédaction en langue anglaise. En fait, le texte anglais m’a encouragée à ne pas me retirer devant cette expérience. Le deuxième genre de difficulté résidait dans la terminologie non commune comme la traduction du terme « extranéité » lié à tout ce qui est « étranger » ou encore les termes arabes liés au corps humain comme corporel, au lieu de se servir du terme « physique ». La traduction de ces mots donne naissance à de nouveaux termes dont les racines linguistiques arabes sont claires et compréhensibles aux arabophones.
— Comment avez-vous profité de votre travail au théâtre dans la rédaction de cet ouvrage sur les violations contre le corps de la femme ?
— J’ai profité de mon expérience théâtrale, en premier lieu, dans la compréhension et l’analyse des mécanismes de communication dans l’espace public. Et ce, parce que le théâtre est un moyen de communication qui étudie bien le principe du regard, de l’énergie, de la présence et la réception. Je me suis donc basée sur mon expérience du travail théâtral pour analyser la position du corps féminin, devenu un spectacle dans l’espace public, et entouré par les dynamismes de violation.
— Le corps de la femme a toujours été un objet de violation, durant toutes les civilisations. Pensez-vous qu’il existe un moyen sur le plan culturel pour mettre un terme à cette situation douloureuse ?
— Je pense qu’il n’existe pas un seul moyen, mais plutôt un système intégral qui consiste à travailler durement pendant de longues années en vue d’un changement. On doit commencer par l’éducation des enfants, filles et garçons, en reconnaissant ce phénomène de violation sur le plan privé et public. Il faut éliminer les concepts de la honte et de la culpabilité liés non seulement aux victimes de la violation, mais aussi, et radicalement, au concept de la féminité. Il nous faut chercher une éducation qui glorifie la féminité, supprime le lien avec l’honneur du corps, parce que l’honneur est lié à la raison et au travail. Et surtout une éducation qui élimine la distinction entre les deux sexes, la suprématie du mâle et le rapport entre cette suprématie et le régime de l’Etat.
Nora Amin en quelques lignes
Ecrivaine et comédienne, née en 1970 au Caire, Nora Amin a fait des études de danse à l’Opéra du Caire, de théâtre et de littérature à l’Université du Caire. Elle a publié quatre recueils de nouvelles et deux romans. Elle a monté plus de douze spectacles et a joué dans vingt-cinq. En 2000, elle a formé sa troupe de théâtre Lamusica. Elle a collaboré avec des artistes de la scène littéraire et théâtrale internationale. En 2003-2004, Amin a reçu une bourse du centre John F. Kennedy pour les arts. En 2004-2005, elle a reçu le prix littéraire Samuel Fischer à Berlin. Parmi ses publications, on peut citer : The Third Half (la troisième moitié), chez Merit, en 2003 et Qamiss Wardi Faregh (une chemise rose vide), chez Sharkiyat, en 1997.
Tahguir Al-Moannas (migration du féminin) de Nora Amin, traduit vers l'arabe par l’auteur, aux éditions 60 Pages, Berlin, et Afaq, Le Caire 2016.
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