Mon ami Tewfiq Abdel-Rahmane, l’auteur de « Avant et après », de « La Fête » et de « Les Journées du mardi », me dit :
— Quoi de neuf, au sujet de la gitane ?
Je lui répondis qu’Al-Makhzangui avait fermé le dépôt et refusait d’ouvrir.
Le dépôt demeura fermé jusqu’à ce que le bon Dieu nous ait ouvert à tous les portes de sa Miséricorde.
C’est la gitane qui était venue, la reine des gitans. D’une indécente beauté et d’une impétuosité insolente. Elle tenait par la main, la belle Rim, frêle, au corps délicat qui était presque celui d’un jeune garçon, malgré sa féminité mature.
— Aide-moi, monsieur l’ingénieur ! Mabrouka, Oum Radwane, s’est brûlé les doigts. Le feu a pris d’un coup, comme ça, par surprise, que Dieu nous préserve. Les flammes l’ont atteinte. Notre médecine n’est d’aucun secours. Nous avons pratiqué les attouchements d’usage en récitant les sept prières invoquant le seul et l’unique, au nom du prophète, que la paix et les prières soient avec lui, mais sa brûlure ne s’est pas radoucie. Ne trouverais-je pas chez toi, monsieur l’ingénieur, cette pommade pour brûlure, dont on dit que la formule secrète fait des miracles … au nom du prophète ?
De son visage parfaitement rond, au teint d’un brun très prononcé, irradiait une lumière intérieure qui subjuguait celui qui le regardait au point de ne pouvoir en détourner les yeux. Son voile transparent, noir — d’un noir parfait — lui tombait sur les épaules, permettant à une mèche de ses cheveux souples de descendre sur son front large. Une mèche rebelle qui refusait de tenir en place quoi qu’elle fît pour la remettre en place de sa main fine, dure, aux doigts longs.
En se tournant vers Rim, elle lui dit avec un débit rapide :
— Calme-toi, Rim. Patiente et laisse-moi parler à monsieur l’ingénieur.
Rim se balançait sur ses jambes, d’un galbe parfait, pleines et fermes tel un fruit mûr, nues sous une tunique légère, multicolore. Tout en se balançant sur ses jambes, elle se pinçait les lèvres en une moue boudeuse qui exprimait une colère rentrée. Sa face noiraude, pointant en museau, laissait échapper un son entre le grognement et le grondement retenu.
Comment avaient donc fait les gitans pour savoir qu’il y avait dans le dépôt — et plus précisément dans le bureau de hadj Métoualli — la boîte à pharmacie d’usage, d’un blanc passé et sur laquelle étaient représentés le croissant rouge et la croix rouge. Une boîte qui contenait les produits de premiers secours habituels : de la mercurescéine, de l’iodacétone, de la gaze, du coton, de l’alcool pharmaceutique blanc, une fiole à moitié pleine de désinfectant phénique, des tubes de Voltaren et d’Hémoclar, une boîte d’Aspro et d’Alexoprine, du Panadol, des tubes de Dermazin pour les brûlures et une fiole de Dettol.
Il vint à l’esprit d’Al-Makhzangui — il avait apparemment une grande imagination et était toujours prompt à retourner les éventualités pour expliquer un événement isolé et simple de prime abord — que les gitans avaient une taupe ou même plusieurs, parmi les employés du dépôt. Etait-ce Fathi le cantinier, Hakim Al-Naggar, ou même le raïs Nounou en personne — pourquoi pas après tout — ou bien Fathi le Saïdi ? L’essentiel est que les gitans connaissaient, apparemment, les secrets du dépôt.
Avec des pas lents, comme hésitants, bien que la chose relève du simple humanitaire, Al-Makhzangui entra dans le bureau du directeur, le salua et lui demanda l’autorisation d’un mouvement de la tête et d’un geste de la main. Il ouvrit la boîte de pharmacie, en regarda attentivement le contenu et y prit le tube de Dermazin.
Il dit à Manora :
— Rends le tube après en avoir enduit la brûlure ! Tu en appliques un tout petit peu sur la surface à traiter ; ne va pas en mettre partout. Une petite quantité suffit …
— Je sais, notre effendi ; par le prophète, je sais. Que Dieu te le rende ; qu’il exauce tous tes voeux et te permette de monter le plus haut possible.
Le regard de Manora, suppliant et plein de remerciements et en même temps empreint d’un mélange d’imploration, de gratitude et de séduction, déchira le coeur d’Al-Makhzangui. Mais ce qui troubla son âme, sur le moment, c’était l’identité criante — et la différence évidente — entre la femme à la féminité mûre, à l’apogée de sa beauté et à la force de l’âge et la fille qui lui paraissait gamine, pucelle et d’une virginale féminité. Et ce qui effleura son intuition, sans qu’il puisse en trouver ni l’explication, ni la justification, c’était le fait qu’à côté de l’identité entre les deux, il y avait un conflit mortel latent, embusqué. Malgré la différence qu’il y avait, à son avantage, entre la reine à la beauté criante et à l’impétuosité dominante et sa petite soeur. Le corps aguerri et en pleine possession de ses moyens frémissait d’une jalousie rentrée à l’endroit d’une innocence presque enfantine. Une innocence, cependant, qui recelait également une ruse sûre de sa force non encore déclarée : Rim, le dernier grain de la grappe, d’entre plusieurs frères et soeurs qu’Al-Makhzangui allait connaître un à un et une à une : Eatimad, Alia, Aïda, Abdel-Rahim, Alwane et Issam. Il allait être agréablement surpris par l’intrusion de ces prénoms, supposés être utilisés dans les milieux « modernes » et « cultivés », dans une caravane de gitans, errant dans les contrées et les terres de Dieu, vastes et sauvages. Issam ? Aïda ? Il allait se demander si ces prénoms étaient des prénoms gitans ou bien des prénoms de gitans contaminés par la « citadinité » .
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