La mort de Gamal Al-Ghitany, figure iconique du roman arabe, marque la fin de la génération des années soixante. L’écrivain était aussi l'un des fondateurs de l’une des principales revues littéraires du monde arabe,
Akhbar Al-Adab. C’est à travers cette revue, fondée tardivement en 1993, qu’il noue un rapport solide avec les nouveaux talents de la littérature, tout en continuant d’accomplir «
sa mission » d’écrivain, lui qui fut disciple et ami de Naguib Mahfouz. Ghitany est, par ailleurs, l’écrivain arabe le plus traduit en français après Naguib Mafhouz (voir encadré), en dépit d’une écriture qui s’inspire largement du patrimoine arabe et de la littérature soufie.
Al-Ghitany eut plusieurs vies. Dessinateur de tapis à 17 ans, autodidacte qui commence à écrire à 14 ans, il devient reporter de guerre à 23 ans, puis opposant politique, incarcéré en 1966-1977 pour avoir critiqué le régime de Nasser. Il est notamment l’auteur de l’incontestable Zayni Barakat (1974), qui dénonce la corruption politique. Son oeuvre phare est Le Livre des illuminations (1987). Il restera aussi connu comme le présentateur des Tagalliyate Masriya (illuminations égyptiennes), un programme télé sur Le Caire islamique, qui tirait son succès de ses talents de conteur.
Son enfance, qu’il passe dans le quartier populaire de Gamaliya, façonne sa conscience du monde et marquera l’ensemble de son oeuvre. Né dans une famille pauvre, il est bercé par le paysage architectural de Gamaliya et prend très tôt contact avec les bouquinistes du quartier. Son oeuvre respire les lieux mythiques de son enfance, décrits aussi par Mahfouz.
Cette ambiance, exhalant le patrimoine, s’associe dans son oeuvre à son modèle d’art populaire que furent pour lui Les Milles et une nuits. Toute sa vie, il défendra cet ouvrage, regrettant que cette oeuvre majeure n’ait toujours pas reçu l’intérêt qu’elle mérite (voir entretien).
Ghitany excellait particulièrement dans le dosage presque magique mêlant patrimoine classique et écriture contemporaine. Ghitany expliquait dans un entretien à Al-Ahram Hebdo à l’occasion de son obtention du prix Laure-Bataillon (pour la traduction des Tagalliyate, Le livre des illuminations) : « J’ai eu deux expériences fondamentales dans ma vie. La première est Tagalliyate, cet ouvrage écrit à l’ombre des Illuminations de La Mecque d’Ibn Arabi, le poète soufi. La seconde est Zayni Barakat, qui s’inspire de Badaïe Al-Zohour Fi Waqie Al-Dohour (les splendeurs des chroniques des époques) de Ibn Iyas. J’ai été aussi beaucoup marqué par d’autres oeuvres que j’étudiais sous un nouveau jour dans le but de retrouver l’éloquence du style égyptien à l’époque des Mamelouks. Vous pouvez ajouter à cela un intérêt particulier pour l’architecture qui me fascine toujours, car elle me permet de trouver une spécificité dans la construction romanesque. Ma relation avec l’univers mystique, notamment le travail d’Ibn Arabi, m’a sauvé après la mort de mon père. Quant au fait de recourir à une écriture fragmentée, je le considère comme une modernité inversée. Il y a eu une rupture entre l’écriture ancienne et nouvelle. L’ancienne possède des éléments qui dépassent l’écriture actuelle, mon rôle et l’essence de mon expérience sont de redécouvrir ces éléments ».
Aujourd’hui, l’on se rappelle cet entretien, où il avait confié que l’écriture des Tagalliyate lui avait servi à « conjurer la mort ». Contre la mort, Ghitany s’attachait à l’idée du voyage des Anciens Egyptiens, de la sortie vers le jour. Dans les Tagalliyate, il s’adresse au Divan, sorte de tribunal imagé, et reçoit un messager qui lui dit : « Voyage dans les illuminations, voyage encore et encore, le dormeur voit ce que l’éveillé ne voit point ».
Illumination de la plénitude, extrait du Livre des illuminations
Après quarante révolutions des astres, j’ai eu la vision de mon père : il s’est manifesté spirituellement à moi dans le néant du lieu, dans l’étrangeté du temps, dans un horizon ramassé et non étalé, dans des dimensions perçues faute d’être vues, entre des murs bâtis de matières inconnues de nous, qui n’étaient ni de bois ni de pierres ; quant au toit, il était taillé dans une lueur écarlate, dont la couleur était singulière, sans rapport avec notre spectre coutumier. Mon père était assis en face de moi, je le voyais de profil, dans une pose où je n’avais pas eu l’habitude de le voir. Je me suis avancé vers lui, le coeur battant, mû par un élan d’enthousiasme, mais au bout de quelques pas, je me suis arrêté, incapable d’avancer davantage, du reste, toute velléité de mouvement m’a bientôt abandonné et je me suis résigné à l’immobilité. (…)
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