La réédition d’un ouvrage n’est pas en général un événement fort. Elle ne préoccupe normalement pas les lecteurs avides de nouveautés. Mais celle des mémoires de Bayram Al-Tounsi (1893-1961), par la maison d’édition Akhbar Al-Youm, rencontre un grand succès. C’est que la vie et les positions du poète à la verve facile et à l’humour sans bornes suscitent un intérêt constant. Maître du zadjal, forme de poème populaire basé sur l’oralité, il a influencé plus tard des grands noms du poème dialectal égyptien comme Salah Jahine et Ahmad Fouad Negm. C’est aussi une figure de proue de la première révolution égyptienne de 1919 contre l’occupation britannique, lorsqu’il déversait des poèmes virulents contre l’occupant, et surtout contre la monarchie égyptienne corrompue.
Une position qui lui a valu l’exil et la persécution au lendemain de 1919 en Tunisie, France, puis Syrie pour ne rentrer en Egypte qu’en 1938. Ainsi les mémoires de Bayram Al-Tounsi ne sont pas un simple journal de bord, écrit à la première personne de celui qui a révolutionné le poème arabe et développé l’écriture de l’essai politique à travers ses nombreux articles publiés dans des magazines semi-clandestins comme Al-Messala et Al-Khazouq. Le livre se divise en trois parties principales : Les Mémoires de l’exil à Paris, Marseille et Mes Mémoires. Bayram était connu pour ses publications prolifiques et la maison d’édition La Compagne tunisienne pour la publication et la distribution a rassemblé les mémoires et les a publiés en 1961. « Nous avons comblé les lacunes des Mémoires en nous référant à une édition plus récente et plus complète de Dar Al-Ganoub, publiée en 2001 à Tunis », explique l’écrivain Ezzat Al-Qamhawy, chef de l’édition de la collection Al-Rawaei (les chefs-d’oeuvre) d’Akhbar Al-Youm. Les deux premières parties de l’ouvrage relèvent du récit de voyage, et relatent le quotidien dans l’exil parisien tout d’abord, puis le marseillais.
En occupant des emplois subalternes dans des bistros ou usines, il révèle l’atrocité de la vie parisienne, la faim mais surtout le froid qui va l’influencer plus tard lorsqu’il deviendra gravement asmatique. Et à travers ces chapitres publiés dans la presse tunisienne en 1933, il dévoile les conditions des travailleurs émigrés. Quant à la 2e partie, « Marseille », il est question d’un autre visage de la ville côtière, loin des impressions touristiques passagères que l’on se fait d’elle. Les écrits de Bayram sur Paris ou Marseille ne peuvent, malgré la dureté de l’exil, cacher l’admiration de la culture de cet Autre français et de son mode de vie. Cette écriture rejoint la même lignée des poèmes de Bayram lui-même, dans lesquels il compare la vie égyptienne à la française avec une satire qui lui est propre. Il va ainsi sur les traces de son prédécesseur Rifaa Al-Tahtawy, dans L’Or de Paris, qui était une sorte de manuel d’enseignement sur la civilisation occidentale à l’attention des peuples musulmans.
Un occidentalisme avant la lettre, à l’instar des maîtres de l’Orientalisme, mais dans le cas de Bayram il est question d’une verve comique, d’une critique sociale acerbe, et surtout d’une écriture très moderne qui invite constamment au sourire. Chantant la beauté des femmes marseillaises, Bayram écrit dans la 2e partie : « Les habitants de la ville jouissent tous de corps fertiles et élancés, sur leurs visages s’affiche le sourire de la vanité et de l’insolence. Les soldats marseillais étaient, pendant la grande guerre, à la tête de l’armée française, et les premiers ayant affronté les Allemands sur le champ de bataille. Quant à ses femmes, elles partagent une beauté qui ne se trouve dans aucun autre point de la France. Elles se distinguent, au-delà de la beauté des visages, de celle des corps, de leur mollesse (souplesse) qui éveille toute sensation latente, et affecte tout sentiment statique. La beauté se trouve là davantage parmi les classes inférieures de la société. Tu pourrais trouver sur le marché des légumes, une jeune qui vend du poisson, enlaçant sa taille d’un chiffon tenu par une corde raide, et ses pieds enfilés dans des chaussures en bois épais. Au milieu de toute cette saleté, son visage apparaît te rendant amoureux du chiffon, des cordes, du tisseur de chiffon et du fabricant de cordes, de la graisse de poisson et du pêcheur de poissons ».
La sagesse du sexagénaire
La 3e partie du livre, intitulée « Mes Mémoires », aborde le récit autobiographique que Bayram avait tracé dès son retour d’exil, publié en 1961 juste avant sa mort. On y trouve la sagesse du sexagénaire. L’humour et la satire laissent place à des explications et aveux au travers desquels il essaie de répondre à ses adversaires et leur montrer une fois de plus que cet exilé par excellence n’a pas dépensé sa vie en exil en vain. Convaincu que le sultan Fouad n’avait d’autres buts, dans son règne, que de s’emparer, à l’aide des Anglais, des fortunes du pays, Bayram Al-Tounsi a consacré ses poèmes de zadjal à sa critique en le comparant à une marionnette.
La décision de l’expulser d’Egypte fut prise en 1920, après sa composition du poème Al-Qaraa Al-Soltani (la citrouille sultanienne, qui signifie également la vantardise du sultan) dans laquelle il porte atteinte à l’honneur du roi Fouad et de son épouse la reine Nazli en mettant en cause la paternité du prince Farouq. « J’ai publié les histoires des scandales du sultan dans des zadjal satiriques, je les ai appelés les poèmes de La Corne grecque sultanienne, ou La Citrouille royale, ou encore L’Aubergine jeune mariée. Lorsqu’on me demande la signification de ces scandales, je réponds tout simplement que c’est une tradition des vendeurs de légumes ambulants à Alexandrie qui dénomment leurs produits par ces expressions ! », écrit Bayram Al-Tounsi dans Mes Mémoires. Il insiste : « Mais sans doute mon dessein n’était ignoré de personne ».
Le gouvernement égyptien a voulu le porter en justice pour atteinte et déshonneur du doyen de la famille sultanienne, mais il fut sauvé par ses origines tunisiennes, puisque les étrangers de l’époque devraient être jugés dans des tribunaux d’exception. Puis le gouvernement égyptien a pris la décision de l’expulser en Tunisie. Le poète s’en est ensuite allé à Paris pour gagner sa vie.
Après 18 ans d’exil, il revient dans son pays suite à la grâce du roi Farouq. Dans ses mémoires, Bayram essaie de se disculper des accusations qui lui ont été adressées avec un poème élogieux sur Farouq. « Certains ont oublié, que Dieu les pardonne, que j’étais parmi les pionniers de la révolution, et ne se sont souvenus que de mes excuses à Farouq à mon retour d’exil afin de me permettre de rester dans le pays, mais y avait-il d’autres issues ? Et qu’est-ce que ces mauvaises langues ont fait du militantisme pour la patrie afin de me juger ? », se demande-t-il. Aujourd’hui, 54 ans après sa mort, ses mémoires apportent du nouveau sur les figures patriotiques et révolutionnaires exilées qui ont payé cher leur amour de la patrie.
Al-Mozakkerat (les mémoires) de Mahmoud Bayram Al-Tounsi, Al-Rawaei, Akhbar Al-Youm, 2015
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