Al-ahram hebdo :
Selon vous, le Collège de la Sainte Famille (CSF) reste-t-il le choix des familles aisées de l’élite égyptienne ?
P. Nader Michel: Ce que je sais, c’est que l’école représente un lieu « sûr » de formation de la jeunesse, et les parents d’élèves qui veulent y mettre leurs enfants viennent pour cela, pour l’éducation. Telle est leur réponse quand je leur demande pourquoi ils inscrivent leur enfant ici. L’école est réputée pour son niveau d’exigence et on prétend que le cartable y est lourd et les examens sont difficiles.
Avec les transformations sociales actuelles que connaît l’Egypte, les gens cherchent des valeurs sûres. Et le CSF en est une. Ce que nous offrons à nos élèves, c’est un accompagnement personnalisé, et c’est la raison de notre mission à laquelle nous avons consacré notre vie. Quand les Jésuites sont arrivés en Egypte il y a 140 ans, c’était pour former la jeunesse égyptienne. Ce qui distingue donc l’éducation jésuite, c’est cette attention pour chacun, ce regard positif porté à l’élève, l’instituteur ou l’employé, et un désir profond et sincère de faire grandir les gens. Nous sommes portés par cela. Nous croyons en leur potentiel et voyons le trésor enfoui en eux. C’est un travail fait de patience et d’espérance nourri de prière et de réflexion commune avec des collaborateurs.
— Cela est-il suffisant pour expliquer pourquoi les gens continuent à croire aux valeurs de ce collège et tiennent à y inscrire leurs enfants ?
— Oui, car chez nous, l’élève n’est pas un client. Il y a beaucoup d’établissements dont les frais de scolarité sont très élevés mais qui ont perdu le sens de leur rôle d’éducateur. Nous avons, par exemple, des enseignants qui travaillent dans ces écoles dites « d’investissement » et ils choisissent pourtant de placer leurs enfants chez nous, car ils savent que nous allons leur apprendre à grandir et à vivre ensemble. C’est un avantage, mais aussi un grand défi. Nous n’avons plus aujourd’hui de familles nombreuses et les parents élèvent leur enfant comme s’il était un roi. Ils nous confient la responsabilité de la vie de leur enfant et ils ont confiance en nous. Et je pense que nous sommes à la hauteur de cette confiance et les élèves nous la renvoient.
— Les résultats annuels et le nombre de candidats qui se présentent chaque année pour intégrer votre collège sont-ils au rendez-vous ?
— Notre capacité d’accueil est de 140 élèves par an et nous avons 4 classes de jardin d’enfants aux 2 petits collèges. Mais nous recevons entre 220 et 250 demandes chaque année. Les résultats de nos examens s’approchent des 100%. Pour le bac français, plus de 80% des élèves ont des félicitations du jury.
— Comment le CSF a-t-il pu s’adapter aux mutations de la société égyptienne au cours des dernières années ?
— L’Egypte a connu plusieurs changements importants. Une ouverture économique, une culture de consommation, une recherche de gain rapide. Face à cela, nous avons perdu petit à petit les liens sociaux et les individus cherchent leurs propres intérêts. Nous avons aussi perdu les notions du travail sérieux, de l’effort et du bien commun. Après la révolution du 25 janvier, il y a eu une perte de confiance dans les institutions d’une manière générale.
De notre côté, il a fallu s’adapter à la révolution technologique qu’a connue le pays dernièrement et relever des défis qui l’accompagnaient. Dans toutes les classes, il y a des téléviseurs et de plus en plus de smart boards et d’ordinateurs. Il a aussi fallu faire face aux nouvelles idées qui vont contre nos valeurs en tant que Jésuites. Nous tenons à inculquer à nos élèves le respect de l’autre, l’ouverture au monde et aux différentes cultures, aux différentes religions, et le respect des gens défavorisés. Et avec le temps, les parents deviennent des partenaires dans cette mission. L’expérience du conseil de classe et des parents délégués le prouve. Ces derniers démontrent qu’ils ne défendent pas d'intérêts individuels, mais qu’ils travaillent pour le bien de toute la classe.
— Au niveau des méthodes d’enseignement, comment faites-vous pour rester ouverts aux dernières évolutions ?
— Nous suivons les programmes européens les plus modernes, et nous les actualisons chaque année pour rester sur la même longueur d’onde des méthodes pédagogiques appliquées partout dans le monde. Nous sommes en lien étroit avec l’Université Saint-Joseph au Liban. Et nous avons une collègue à cette université qui supervise l’enseignement de la langue française. Un docteur en physique, ancien élève du collège, s’occupe de l’enseignement des maths et nous aide à appliquer les méthodes d’enseignement utilisées dans le bac de français. Nous garantissons que ce que nous enseignons est reconnu dans le monde. Et si le bac est sous la tutelle du ministère français de l’Education, notre plus grand souci est le bac national. Les deux tiers des élèves font partie de ce système, et c’est notre mission principale. Le Collège a un sentiment d’appartenance très fort à ce pays, un amour qui a nourri les pères français qui sont venus en Egypte. C’est l’amour de cette jeunesse qui était dans l’âme et le coeur de tous les Jésuites, qu’ils soient arabes ou étrangers. C’était le choix de mes prédécesseurs et également le mien, celui de rester dans le système national, parce que nous voulons faire partie du combat en faveur de ce pays.
— Comment le collège atteint-il ce double objectif: celui de la qualité d’enseignement et l’attention accordée à chaque élève ?
— Dans notre équipe, nous sommes plusieurs à nous occuper d’un même élève. On a le volet administratif qui est garant de l’harmonie. On vérifie que tout se passe dans les meilleures conditions: enseignement, assiduité, récréation... Et il y a aussi le directeur des études qui, lui, s’occupe de la qualité des études dans chaque cycle, de l’évaluation des élèves et de leur progression, ainsi que la coordination entre profs. L’animateur social et spirituel, lui, est garant de la qualité de l’esprit. Il suit de près les rapports entre les jeunes, offre une attention plus personnalisée au besoin et apporte un soutien aux parents en difficulté. Et durant les conseils de classe, toutes ces personnes concernées se réunissent. Nous avons été les pionniers à introduire l’initiative des classes de vie. Le père Boulad a beaucoup promu l’idée de ce moment, pris sur le temps scolaire avec la moitié de la classe, consacré à la réflexion et au discernement commun. Un temps où les élèves parlent de leur vie sociale, de leurs rapports avec les autres, avec le travail ou l’argent. Aujourd’hui, cette initiative s’est répandue dans beaucoup d’autres écoles.
— Vous avez une série d’activités sociales pour laquelle le CSF est connu. Quel est leur but ?
— Ces activités commencent très tôt, à partir du cycle primaire: visites auprès des personnes âgées ou atteintes de cécité, orphelinats, etc. Au préparatoire, ils commencent à réaliser des projets sociaux. Cette année, les élèves de ce cycle ont collecté, lavé et repassé des vêtements pour les gens nécessiteux, d’autres collectent des donations en faveur de l’hôpital psychiatrique d'Al-Khanka, de celui de Démerdache ou du Centre du cardiologue Magdi Yaacoub à Assouan. En Nubie, nos élèves ont acheté des bancs pour une école publique et ont peint ses murs. La dimension sociale est ancrée dans l’esprit de nos jeunes. Nous sortons autant que possible du schéma traditionnel élève-professeur. Le Collège est une maison où chacun est respecté, reconnu et soutenu. Et notre règlement a pour but de garder cet esprit de famille.
— Est-il difficile de trouver des instituteurs qualifiés, qui soient à la hauteur du niveau d’enseignement au CSF ?
— Nous avons de moins en moins de gens qui sortent de la faculté des lettres ou de langues et qui maîtrisent le français ou l’anglais. Ça a été une mutation progressive durant ces 40 dernières années. La langue est devenue une langue qu’on apprend, mais dans laquelle on ne s’exprime pas. Je n’ai jamais entendu deux profs de langues parler français ou anglais entre eux. Cela signifie que ce n’est pas une langue qui vient spontanément pour s’exprimer. Et du point de vue base familiale et culturelle, la langue aussi se pratique moins. Les élèves n’entendent plus leurs parents dire un mot en français. C’est un problème et un grand défi pour nous, car nous trouvons des instituteurs qui parlent français mais qui n’ont pas de bagage culturel français. Pour eux, le français est une langue ou une technique, mais elle ne traverse pas le coeur de l’enseignant.
— Qu’en est-il du nombre des pères Jésuites présents actuellement au collège et quelle est leur contribution dans le processus pédagogique ?
— Moi, personnellement, je suis au collège depuis 1989. Il y a 30 ans, nous étions 9 Jésuites à travailler au collège; aujourd’hui, nous ne sommes que 6. Nos tâches varient: l’un est recteur du collège, 4 sont animateurs sociaux et spirituels: un père s’occupe de l’école primaire, un père indien s’occupe du préparatoire. Un père égyptien et un frère syrien pour le cycle secondaire et on a un père maltais qui enseigne l’anglais. C’est une tentative de retour à cette idée, qui nous est chère, d’avoir des Jésuites professeurs. D’autre part, nous sommes en lien avec les collèges des Jésuites en Europe et nous avons des pères qui viennent pour des périodes données et nous avons également des échanges d’élèves.
— Quels sont vos projets d’avenir? Est-ce que vous pensez introduire le bac anglais? La mixité est-elle un choix ?
— Pour faire bien, il ne faut pas se disperser. Nous avons opté pour le bac français en 2006 pour offrir une qualité d’enseignement à nos élèves. Nous voulons rester dans la langue et la culture françaises. Nous croyons qu’à travers l’enseignement du français, nous aidons nos élèves à acquérir des capacités d’analyse et à avoir une ouverture humaine. Cependant, nous réfléchissons sérieusement à l’idée de créer une université. Ce projet est encore au stade d’étude. Nous avançons lentement mais sûrement sur ce point. La plupart des filières seront probablement enseignées en anglais. Mais il y a les obstacles des ressources financières et humaines. Nous sommes entre deux choix, que ce soit une antenne de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth ou que des pères Jésuites américains appliquent le modèle déjà existant aux Etats-Unis. Ils viendront avec leur expertise et leur argent. Quant à la mixité, le problème c’est que le nombre d’écoles pour filles est beaucoup plus nombreux. Passer à la mixité va donc réduire les places vacantes pour les garçons. On pourra penser à cela si les écoles pour filles acceptent des garçons aussi.
— Comment définissez-vous un élève qui a terminé ses études au CSF ?
— Un élève qui sort du CSF est une personne qui sait travailler, qui a acquis le réflexe du travail personnel et bien fait. Nous sommes sûrs qu’il sera un homme sérieux, il sera aussi un homme qui saura préserver ses amis. Il sera soucieux des gens et du monde autour de lui. S’il est riche, il ne sera ni hautain ni égoïste. Il aura le sens de l’attachement à son pays et du respect de l’Autre.
— Après 140 ans d’histoire, le CSF a-t-il réussi à préserver son idéologie d’origine ?
— Nous restons une maison pleine de ferveur pour la jeunesse égyptienne, avec toujours un fort désir de servir les jeunes, de les voir grandir, de vouloir les accompagner, de leur offrir tout ce que nous sommes et tout ce que nous voulons être. Cela a été certainement dans le coeur des Jésuites qui sont arrivés en Egypte il y a 140 ans et dans le coeur de tous ceux qui travaillent ici. Nous voulons rester une école qui forme des hommes qui vivent pour leur pays. C’est notre devise. Et dans 20 ans, le CSF gardera cet esprit grâce aux hommes et aux femmes qui y travaillent. L’essentiel de ce qui est « Jésuite » reste, c’est ce qui nous a toujours nourri. Les gens venaient chez les pères Jésuites et leur demandaient d’enseigner à leurs enfants de la même manière avec laquelle ils enseignent aux nouveaux Jésuites. D’où est née l’idée de nos collèges.
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